Un bon nutritionniste ne manque jamais de demander à sa patiente de rédiger un carnet alimentaire. Il s’agit tout bêtement de rendre compte jour après jour, repas après repas, grignotage après grignotage, de tout ce tu as ingéré. « Facile », tu penses, dans un premier temps. Erreur. Le carnet alimentaire est le miroir de toutes tes incartades. Si un carré de chocolat par ci, un morceau de pain par là ne te paraissent pas bien méchants à y penser comme ça, la liste complète de tes écarts prend des airs, sur le papier, d’inventaire à la Prévert.
Les premiers temps, le carnet alimentaire a un effet magique : il te fait maigrir. Tu n’as tellement pas envie d’y inscrire quoi que ce soit, que tu te censures et te retiens de grignoter. Tu as aussi très envie d’épater le nutritionniste à la prochaine séance et tiens à lui prouver que la nourriture équilibrée ça te connaît. Pas question de passer pour une boulimique, une névrosée du gras, une obsédée du sucre. Au terme des deux semaines, c’est une patiente amincie et fière qui présente ses devoirs au médecin. Qui n’est évidemment pas dupe. Et qui, en dépit de tes efforts, déniche quelques « incohérences alimentaires » malgré tout. Exemple, ce steak haché de jeudi, auquel a succédé un morceau de fromage, suivi d’un yaourt aux fruits. Malheureuse ! Ne sais-tu donc pas que tous ces aliments sont à ranger dans la même famille, celle des méchantes protéines animales ? Séparées, elles ne sont pas nocives, mais ensemble, c’est le cocktail explosif !
Tu commences à comprendre qu’en effet, tu jongles dangereusement avec ta santé sans le savoir depuis des années. Tu te félicites surtout de t’être maîtrisée durant ces deux semaines, parce que le carnet n’aurait alors été qu’une succession « d’aberrations nutritionnelles ».
Le nutritionniste te conseille de continuer à tenir ton petit journal et de tenter de repérer toi-même les erreurs que tu peux faire. Le problème, c’est que petit à petit, au lieu de te priver et de jouer à la bonne élève, tu réalises que tu peux également tricher et ne pas respecter à la lettre la vérité. Tu te mets à passer beaucoup de temps à concocter des menus parfaits sur ton carnet, qui n’ont bien sûr plus rien à voir avec ce que tu as réellement mangé. Mesquine, tu insères ça et là volontairement quelques écarts ou « incohérences alimentaires », pour que le médecin ne se doute pas du pot aux roses. Et au rendez-vous suivant, c’est une patiente fière mais beaucoup moins amincie qui présente au médecin ce qui pourrait être « un manuel du bien manger ». Qui n’est pas dupe non plus. Et qui te dit de laisser tomber le carnet alimentaire pour l’instant.