Bientôt il y aura l'écho du 5ème mois. Celle grace à laquelle on sait. Celle qui révèle le sexe de l'ange. Bien sûr, j'ai hâte. Hâte de voir à nouveau celui qui de tétard est passé à grenouille.
En même temps, cette perspective me renvoit à cet après-midi de janvier, il y a huit ans...
Un moment tant attendu. Enfin nous allions savoir si ces jumeaux étaient jumelles ou l'un et l'autre à la fois. C'est peu de dire que nous sommes allés au cabinet médical avec des ailes. Que pouvait-il nous arriver ? Que peut-il t'arriver alors que tu n'as pas trente ans et que tu attends deux enfants ?
Lorsque je me suis allongée sur la table d'examen et que la gynéco a mis le gel glacé sur mon ventre déjà énorme, je me souviens avoir souri.
On y était.
La sonde a glissé sur ma peau et les drôles de visages encore squelettiques ont pris forme sur l'écran. La gynécologue en a choisi un, au hasard. Tout en commentant ce qui apparaissait sur le moniteur, elle ne cessait de prendre des mesures, concentrée et minutieuse. A chaque vérification, tout allait bien, tout était dans la norme de ce qui doit être, qu'il s'agisse du fémur, de la distance entre un point A et un point B de ce corps encore minuscule, de la dimension du cervelet ou de l'écartement des doigts de pied. Après avoir effectué ces vérifications auxquelles je dois bien l'avouer nous ne nous intéressions que très peu, trop fascinés par les gestes graciles et déjà humain du foetus, elle finit par scruter ce qui se passait entre les deux gambettes. Pour nous annoncer sans l'ombre d'une hésitation qu'il s'agissait bien d'un garçon. L'homme a failli s'évanouir de bonheur, sappant en quelques secondes des mois de discours ultra-rodé selon lequel vraiment, pas de souci, fille ou mec ce qui comptait c'était qu'il aille bien.
Tu parles.
Une fois le premier check-up terminé, mon médecin s'est penché sur le jumeau B, puisque tel était son prénom à ce moment encore. Re-mesures, re-calculs, re-point A au point B, re-écart des doigts de pied. Répétition scrupuleuse de l'examen précédent. Et pourtant, imperceptiblement, quelque chose avait changé. Le ton de la voix, l'expression du visage, le rythme de la sonde, tout semblait guidé par une urgence que la gynécologue tentait vainement de masquer. Une menace que dans le tréfonds de mon ventre, je percevais comme autant d'alarmes silencieuses dont la fréquence pourtant me vrillait les tympans.
J'ai serré la main de l'homme et sans même un regard j'ai su que lui aussi avait perdu en quelques secondes l'insouciance des minutes précédentes.
La gynécologue finit par figer l'image sur les pieds du jumeau B. Elle passa encore un instant à scruter ce qui manifestement ne rentrait plus dans la norme. Puis elle revint sur un petit poing fermé. Fermé depuis le début d'ailleurs, ce qui m'avait fait penser avec amusement que je couvais un protestataire.
Après un silence qui me parut durer des siècles, elle prononça les mots qu'on ne veut pas entendre. Ceux qui déchirent et brûlent tout sur leur passage.
"Il y a un problème".
Il était question de pieds fixes, d'une main qui ne s'ouvrait pas. Les pieds étaient ce qu'on appelle des pieds bots varus équins, non, pas juste des pieds en dedans, monsieur, une malformation sérieuse, qui peut être totalement isolée, mais aussi associée à quelque chose de plus grave, une myopathie ou une trisomie, je ne peux pas vous le cacher, d'autant que cette main m'embête, il faudrait qu'elle s'ouvre mais depuis le début, il n'y a pas moyen. Il ne faut pas s'alarmer, mais je veux que vous alliez voir un spécialiste, et puis une amniosynthèse aussi, ce serait plus raisonnable... Vous comprenez, je ne peux pas vous dire que tout va bien, en même temps il ne faut pas paniquer non plus.
J'entendais mal, comme si une foule bruyante et bavarde avait envahi le cabinet. Je voyais les efforts de douceur, je comprenais que dire ces choses était probablement aussi difficile que de les entendre. Mais je n'étais déjà plus là, je voulais qu'on me laisse partir, qu'on essuie le gel, qu'on se taise, que l'on remonte le temps, qu'on arrête tout.
C'est à ce moment là que j'ai réalisé que je ne savais même pas à qui appartenaient ces fichus petits pieds tordus.
Ce fut ma seule question.
"C'est un garçon ou une fille ?"
"Une fille", répondit à contre coeur le médecin qui déjà semblait regretter d'avoir donné une identité à ce bébé incertain.
Trop tard.
C'était ma fille. Ma fille en colère qui refusait de desserrer le poing. Ma fille rajeuse. Ma fille.
C'est là que ça m'est tombé dessus. Un amour écrasant pour ce bébé qui ne s'avérait pas parfait, voire bien pire. Une certitude, tapie au fond de moi: on ne me la prendrait pas. De toutes façons, elle irait bien, c'était une évidence, c'était ma fille.
Ce jour là, je suis devenue mère. Il a fallu ce grain de sable, cet engrenage qui se grippait, ce ciel qui d'un coup s'est couvert, pour passer de la femme enceinte à la louve.
En sortant, on a pleuré, l'homme et moi, longtemps, sans que le flot ne tarisse. Jj'ai vieilli, d'un coup. J'ai réalisé que "ça" arrivait. Le monde qui s'effondre sous tes pieds, l'avenir radieux qui s'éloigne à grands pas.
Et puis il y eut une autre échographie dans un cabinet ultra-sophistiqué, avec un médecin spécialiste des bébés pas dans la norme.
Et puis il y eut cette main qui s'est ouverte, signe que si problème il y avait il ne concernait à priori que les pieds.
Et puis il y eut l'amniosynthèse et sa longue aiguille qui s'est enfoncée dans mon ventre, les trois semaines d'attente, le résultat négatif, le poids qui soudain s'enlève, le ciel qui à nouveau s'éclaircit.
Et puis il y eut deux petits pieds recroquevillés à la naissance, des mois d'attelles et de bandages, des années de kiné.
Et puis il y a aujourd'hui la plus belle des petites filles. Une petite fille qui curieusement voue un amour inconsidéré aux... chaussures. Et qui souvent, c'est vrai, serre le poing.
Edit: Je sens que ce texte est peut-être un peu trop intime. Mais forcément, à quelques jours de l'échographie, tous ces souvenirs se promènent dans ma tête et il me faut les apprivoiser. Et puis je me dis que peut-être, cette expérience pourra aider celles qui vivent ce genre d'instant dont on croit qu'on ne se relèvera pas. Alors que parfois, les miracles existent.
Edit2: Ces jolis pieds sont ceux de la demoiselle en question. Ils sont pour les médecins qui s'en sont occupés un exemple de guérison parfaite. Ils sont pour moi ce que ma fille a de plus beau et aussi de plus courageux. Parce que le chemin fut malgré tout assez long, qu'il n'est jamais facile pour un enfant d'accepter des soins quotidiens et que je n'ai pourtant jamais, mais alors jamais, entendu ma fille geindre, même lorsqu'à quelques mois il fallait enserrer ses pieds attelés dans des préservatifs pour la baigner...
Edit3: Ouais y'a un mégo sur la photo. Même pas le mien, moi quand je fume, c'est des roulées, d'abord. Et comme j'ai pas photoshop, je peux pas l'enlever.
Edit4. C'est malin j'ai envie de me rouler une clope.