J'avais envisagé un minute par minute sur cet instant mémorable qui s'est donc déroulé mardi dernier et à l'issue duquel j'ai démissionné (mes sels, Marguerite, mes sels). Le souci c'est qu'en réalité, cette scène n'a duré que quelques longues secondes. Ou deux ans, si on prend en compte les j'y vais j'y vais pas. Or un minute par minute sur deux ans, ça s'appelle un roman (note pour plus tard: pourquoi ne pas écrire un roman sur ma démission ?). Et un minute par minute couvrant une période de 55 secondes ça risque d'être un peu court.
Surtout, j'ai l'impression de ne pas avoir vraiment vécu la scène. J'aimerais vous dire que mon chef s'est effondré en larmes, la vérité c'est qu'il a trouvé mon annonce... géniale. "J'aime les gens qui prennent des risques, tu as raison si tu le sens comme ça, fonce. On te regrettera, bien sûr" (je ne suis pas absolument certaine que les derniers mots aient vraiment été prononcés) ( Je les ai ajoutés dans une tentative désespérée paraitre sous mon meilleur jour pour d'éventuels futurs employeurs) (je veux dire, ceux qui n'ont pas lu les précédents billets dans lesquels j'évoque l'odeur de mes pieds ou mes flatulences post-haricots blancs).
Petit apparté: à ceux et celles qui fantasment sur le fameux "au revoir patron". Je leur conseille d'y réfléchir à deux fois si leur principale motivation est d'anéantir leur boss. Un vrai manager qui se respecte suit des entrainements intensifs pour ne JAMAIS montrer son desarroi lorsqu'un de ses salariés le quitte. Même s'il souffre à l'intérieur de lui même. Question de fierté et de continuité de l'entreprise. D'autant que comme chacun sait, les cimetières sont remplis de gens irremplaçables et qu'un employé qui s'en va, c'est immédiatement dix lettres de motivations de retrouvées pour un chef d'entreprise.
Je dis ça, mais j'ai senti comme un tremblement dans sa voix quand, deux minutes après mon annonce, mon boss s'est exclamé qu'il était ravi pour moi. Après il a enchainé sur le fait qu'il avait justement reçu un "excellent cv d'une normalienne bilingue" le matin même (les plus grandes douleurs sont silencieuses).
Bref, rien de bien palpitant à raconter de plus sur cet instant parait-il fondateur de ma modeste existence.
Par contre, je peux sans difficulté vous donner une idée de ce qui s'est passé dans mon cerveau légèrement perturbé le lendemain matin. Sachant que pour l'instant je ne vois pas trop d'amélioration à mon état.
6h54: Le réveil sonne. C'est marrant, j'ai rêvé qu'hier j'avais donné ma démission.
6h55: PUTAIN HIER J'AI DONNÉ MA DÉMISSION.
6h56: Je suis une sacrée bonne femme. D'ailleurs, plus de 500 commentaires vont dans ce sens: j'ai des couilles grosses comme la tête à Martine Aubry.
6h57: J'ai fait une énorme connerie.
6h58: Il me faut une cigarette. Ou une corde. Ou le samu psychiatrique.
6h59: Je suis libre. Ma vie est une page blanche qui ne demande qu'à être écrite.
7h00: Je suis une merde.
7h01: Je peux être fière de moi. Démissionner sans indemnités en pleine crise financière et au moment où tous les journaux se cassent la gueule, c'est un acte de rébellion. Call me Stéphane Hessel.
7h02: Je suis d'une stupidité abyssale.
7h03: Dans six mois je bois de la villageoise à côté du G20.
7h04: Le churros va me quitter. On va me retirer mes enfants. On dira de moi que j'ai foutu ma vie en l'air, que j'étais bien tranquille, avec un boulot en or que j'ai quitté pour vivre de ma passion (= raconter des conneries sur un blog). Les gens se regarderont, consternés. Quand leurs enfants refuseront de faire leurs devoirs, il leur diront: "tu ne veux pas finir comme Caroline, quand même ?". Et leurs enfants se remettront à bucher tellement ça leur foutra la trouille. "Noooon, pas la dame du G20" !
7h05: Pourquoi mais POURQUOI je ne suis pas allée faire caca hier à 10h56 plutôt que de pousser la porte de mon chef ? D'une certaine façon, j'aurais vidé mon sac mais sans conséquences à long terme.
7h06: J'arrête de paniquer, tout va très bien se passer. Dans deux mois j'ai fini mon roman, Pathé me rachète les droits et je suis en une de Vogue en décembre. Ça me gêne un peu vis à vis de mon entourage, mais il est évident que je vais avoir un destin hors du commun. Je me demande ce que ça fait d'être quelqu'un de banal.
7h07: Je vais écrire une sorte de saga qui racontera les aventures d'un apprenti sorcier dans un collège anglais. ça devrait se vendre comme des petits pains. Ou bien les chroniques d'une trentenaire un peu barrée qui aurait des problèmes de poids. Yeah, you rock, Caro.
7h08: On va enfin pouvoir se l'acheter cette maison à la Butte aux cailles. Quand on voit ce que se palpe Guillaume Musso, de la merde que je ne peux pas en faire autant.
7h09: En même temps au moins Guillaume Musso arrive à gratter 150 pages tous les ans.
7h10: Il est encore temps de tout annuler.
7h11: "Tu vas rire, JB, mais on vient de me diagnostiquer un syndrôme de la Tourette."
7h12: Il n'y aura plus jamais de dimanche soir.
7h13: Il n'y aura plus jamais de vendredis soir.
7h14: Le point positif c'est que je vais avoir plus de temps pour m'occuper de la maison.
7h15: Le point négatif c'est que je vais avoir plus de temps pour m'occuper de la maison.
7h16: Je vais pouvoir prendre des rendez-vous chez l'esthéticienne en plein milieu de la journée.
7h17: Je n'aurai plus un rond pour aller chez l'esthéticienne.
7h18: Au moins, les courses, je les ferai l'après-midi. Fini les queues à la con.
7h19: Je vais faire mes courses avec toutes les retraitées du quartier.
7h20: Il me faut une cigarette.
7h21: Je suis déjà en train d'en fumer une.
7h22: Je n'irai plus jamais à la machine à café.
7h23: En même temps je n'y allais jamais.
7h24: Elle va quand même me manquer. Même mon badge me manque déjà. Même PERDRE mon badge me manque.
7h25: Je vais pouvoir m'enrouler dans un plaid pour écrire mon roman.
7h26: Comment on tape sur un clavier quand on est enroulée dans un plaid ?
7h27: Je vais pouvoir enmmener Rose à l'école l'année prochaine.
7h28: J'aiderai les grands à faire leurs devoirs.
7h29: Les grands vont se rendre compte que leur mère a un niveau CE1 en maths.
7h30: J'ai eu raison. J'ai eu RAI-SON.
7h31: Mieux vaut vivre ses rêves que rêver sa vie. Ce qui compte c'est le voyage, pas l'arrivée. Les remords c'est moins pire que les regrets.
7h32: Ou alors l'inverse.
7h33: Je veux être écrivain et je ne sais pas faire la différence entre les remords et les regrets.
7h35: Je vais me mettre au sport.
7h36: J'écrirai dans les cafés.
7h37: Non, j'écrirai au Flore, pas dans "les" cafés. Avec Houelbecq on se regardera d'un air entendu.
7h38: Je suis géniale.
7h39: Je suis la reine des connes.
7h40: Je fourmille de projets.
7h41: Je vais me faire couper la frange.
7h42: Au pire j'irai vendre mes créations sur les marchés.
7h43: Les créations de mes enfants. Ils sont doués.
7h44: Ou alors je fais des tutos de make-up sur Youtube. Malin, ça. Avant-gardiste.
7h45: Je me sens incroyablement bien, le monde me tend les bras.
7h46: Je me sens terriblement mal.
7h47: Je réclame une mise sous tutelle.
7h48: Ça va aller.
7h49: Techniquement je ne suis pas au chômage.
7h50: Je pars pour des projets personnels. C'est tout à fait différent. La preuve, je ne vais pas toucher le chômage.
7h51: Karine Roitfeld aussi a décidé de lâcher un job en or pour des projets personnels.
7h52: Qu'on m'achève.
7h53: Je suis heureuse.
7h54: J'ai peur. Mais je suis heureuse. Mais j'ai peur. Mais je suis heur...
A part ça, comment dire ? Ça va, en somme.
Edit: En vrai, et je ne précise pas du tout ça parce que désormais il y a de grandes chances pour que l'intégralité de mon agence lise désormais ce blog, la réaction de mes supérieurs a été la meilleure possible dans ces circonstances, à savoir qu'ils m'encouragent vivement et qu'ils ne semblent pas douter de ma réussite future. Et c'est ce dont j'avais besoin. Ils vont me manquer (ça c'est parce que je sais qu'ils me lisent. Ne jamais insulter l'avenir, je vous dis).
Edit2: Je me répète mais vous n'imaginez pas comme vos commentaires me portent. Et comme ils me font réfléchir sur la façon dont on ne sait plus motiver les gens ni les aider à s'épanouir. Parce que vous semblez si nombreux à avoir envie de vous réaliser, que ça me semble incroyablement triste que le monde du travail d'aujourd'hui soit à ce point inadapté aux aspirations de ceux qui le font, ce monde.
Edit3: Les jambes appartiennent à mon amie Mimi, avec ses talons de dingue, elles m'évoquent un peu Karine Roitfeld. Ben quoi ?