J'avais prévu d'écrire une lettre ouverte à ce monsieur Dukan qui a réussi à se faire une pub d'enfer à pas cher en glissant une proposition bidon et dangereuse dans son livre à paraître. D'aucuns dénonceront l'instinct grégaire des médias qui ne mettent pas cinq minutes à se jeter comme la misère sur le bas clergé sur la première ineptie proférée par un homme dont on ne sait même pas vraiment d'où il tient son titre ronflant de nutritionniste. En même temps, difficile de se taire devant tant de bêtise et le panneau, je tombe dedans aussi, évidemment. Mais comme je ne souhaite même pas m'abaisser à expliquer pourquoi je trouve consternante cette proposition de donner des points supplémentaires au bac aux jeunes qui correspondraient aux canons de l'IMC politiquement correct, je vais plutôt vous raconter une histoire.
(un peu longue, je préviens ceux qui seraient pressés, ne cliquez pas sur lire la suite)
Celle d'une petite fille qui aux alentours de 13 ans s'est mise à grossir. Elle n'avait jamais été très mince, mais les hormones aidant et tout un autre tas de facteurs qu'elle a fini par identifier des années plus tard, les kilos se sont envolés à un âge où la dernière chose qu'on souhaite est de se faire appeler la grosse. A l'occasion d'une visite chez son pédiatre, ce dernier, très à cheval sur ces choses là - un précurseur probablement - l'a vertement sermonnée. Ça n'était pas possible, il fallait absolument prendre les choses en main, arrêter de manger autant, enfin madame, surveillez-la, et vous jeune fille, un peu de VOLONTE que diable.
En sortant, elle a pleuré, elle s'en souvient. Et le soir même, elle s'est mise à jeuner, appliquant à la lettre le régime qui à l'époque faisait rage et qui tenait son nom d'un chef cuisinier, monsieur Oliver. Avec le recul, elle aurait du se méfier. Il n'empêche qu'à force de manger scrupuleusement du fromage blanc sous l'oeil légèrement inquiet de sa maman, elle a commencé à maigrir. Beaucoup et vite. A 13 ans, il ne faut pas bien longtemps pour fondre. Problème: elle était fatiguée. Très. Tellement fatiguée qu'elle a été prise de vertiges en classe. Le pédiatre, en la voyant arriver amaigrie et chancelante, l'a à nouveau engueulée. On ne s'était pas compris, lui a-t-il expliqué, moins manger ne signifiait pas faire la grève de la faim, et puis ce régime était idiot, il fallait juste faire un peu attention. Comment, pourquoi, ça il préférait qu'elle le trouve toute seule, hein. Mais ça tenait en un mot la fameuse VOLONTÉ. En attendant, c'en était fini de ces imprudences, à la poubelle monsieur Oliver.
Sauf que c'était trop tard. Le ver avait été mis dans le fruit. La petite fille, avec la bénédiction pensait-elle de son censeur, s'est jetée sur tous les gâteaux dont elle s'était privée les semaines passées. Et même un peu plus, au cas où. C'est ce au cas où probablement dont elle n'a par la suite jamais su se débarrasser. Au cas où un autre médecin lui intimerait l'ordre de maigrir à nouveau, au cas où y'aurait la guerre, au cas où elle soit prise à nouveau de vertiges.
Au fil des ans, la petite fille a grandi, beaucoup grossi, parfois maigri. Elle ne s'est bien sûr pas arrêtée à ce premier régime, les enchainant avec enthousiasme et espoirs insensés. Certaines diètes ont marché, d'autres moins. Une année, alors qu'elle terminait ses études, elle a carrément arrêté de manger ou presque. Moins vingt kilos et l'impression étrange et euphorisante qu'elle allait disparaitre. Dix mois plus tard, elle en avait repris 25 et ainsi de suite. Dans les années 90, elle a découvert les sachets protéinés. Ahhh, les sachets. Ces pancakes en poudre au goût métallique, ces "pudding" à la vanille platreux et laxatifs. Et la phase de sta-bi-li-sa-tion. Qui ressemblait à s'y méprendre au régime Dukan, avec viande et protéines animales à tous les étages et gros contrôle sur les légumes sucrés type carottes et haricots verts. Le mal, les carottes. A nouveau, jackpot, moins 15 kilos. Et l'apparition de l'obsession. Du poids, des hanches qui saillent, de l'en-cas protéiné qu'on mangera dans deux heures, putain c'est long deux heures. Et non, je ne veux pas aller bouffer chez truc, elle va encore faire des lasagnes, tu sais bien que je déteste ça. Enfin, j'adore ça, mais ça revient au même, on se comprend. Oui, je fume deux paquets par jour, mais essaie, toi, de ne bouffer qu'un quart de pomme en dessert et dis-moi ce que ça te fait. Je suis heureuse, je mets du 38, mais je ne pense plus qu'à ça et j'ai l'haleine qui pue l'acétone à 20 kilomètres. Je suis géniale en même temps, non mais tu en connais des qui ont une volonté pareille ? Je suis une merde, oui, j'ai craqué, j'ai mangé une carotte. J'en pouvais plus des poivrons. Je ne suis pas folle tu sais ? Tu m'aimes encore ? Comment fais-tu ? Non je ne tire pas sur mon pull. C'est sur mon ventre, que je tire, en réalité, mais il est toujours là, ce con.
Et puis cette impression impossible à chasser que de toutes façons, il y aurait toujours des kilos à perdre, encore plus, encore mieux. Et les contrôles de ce médecin, pignon sur rue place de la Madeleine, des consultations à 120 euros pour monter sur la balance, prendre vaguement une tension et soupirer qu'elle aurait déjà du passer sous les 55, là. Tout juste s'il a cillé quand elle lui a annoncé son envie de faire un enfant.
Une envie qui lui a probablement sauvé, sinon la vie, au moins son couple et sa raison, réalise-t-elle aujourd'hui. Parce que dans ce corps qui ne lui semblait pourtant pouvoir accueillir personne tant elle s'était mise à le haïr année après année, deux bébés ont décidé un jour d'automne de s'installer et de grandir. Des bébés qui avaient besoin, lui assura sa gynéco merveilleuse, de carottes, de haricots verts, mais aussi de riz au lait, de chocolat et de tout aliment dont elle avait envie. Et l'envie, elle n'avait que ça. Tant et si bien qu'elle n'a jamais su combien de kilos elle avait amassés durant ces sept mois de grossesse. Elle s'est arrêtée de compter à 30.
Après ça, la petite fille devenue maman n'a plus jamais cédé aux sirènes des sachets ou autres régimes vantés dans les magazines. Elle a malgré tout erré longtemps encore de nutritionnistes en nutritionnistes, espérant tomber un jour sur celui qui trouverait les mots et lui expliquerait comment en finir avec tout ça. Maigrir, elle n'y croyait plus vraiment, arrêter de grossir déjà serait bien. Mais hors de question de recommencer à se priver, hors de question de peser les aliments ou d'accepter ne serait-ce qu'une fois qu'une bonne femme hystérique mesure ses cuisses semaine après semaine pour voir si elles étaient ou non "gorgées de flotte". Ne plus jamais entendre qu'à Auschwitz il n'y avait pas de gros.
Un beau jour, à l'aube de ses 40 ans, elle a fini par toquer à la porte de celui qui non seulement ne la pèserait jamais, ne lui promettrait jamais une quelconque perte et ne lui interdirait plus rien, mais qui, cerise sur le gâteau, parviendrait à lui faire perdre plus de poids que tous les régimes déjà essayés. En lui parlant de la faim, des émotions, de la satiété, de la nécessité d'être pleinement consciente de ce qu'elle mange, quand elle le mange. Deux ans plus tard, elle vient de passer une semaine entre amis à manger un peu plus que de raison. Prétendre qu'elle ne s'est pas dit deux ou trois fois qu'elle allait le payer cher serait mentir. Dire qu'elle n'a pas peur que tout ça recommence, que les kilos reviennent pendant la nuit serait là encore malhonnête. Mais jour après jour, mois après mois, elle se surprend à y croire. Peut-être est-elle sortie de ce cercle infernal. Peut-être n'aura-t-elle plus jamais à passer par là.
Voilà, monsieur Dukan. Vous et vos disciples, vous et vos préceptes ineptes avez failli me faire basculer de l'autre côté. Celui dont on ne revient jamais parce qu'un jour le corps ne peut plus faire machine arrière. Parce que j'ai cru, très jeune, qu'être mince était l'alpha et l'omega du bonheur. Parce que croyant à vos chimères, j'ai fini par m'oublier. Tenter de corréler sveltesse et réussite au bac est la dernière étape d'un long travail de sape entrepris depuis des années consistant à faire penser que les gros ne sont que des larves sans volonté, indignes de notre société si performante. Et ce faisant, on fabrique, jour après jour, de plus en plus d'obèses, tellement angoissés à l'idée d'incarner justement ces valeurs contraires à la croissance qu'ils n'en finissent plus de manger pour se réconforter.
Je suis convaincue qu'il suffirait déjà de ne plus cultiver ce dégout des capitons pour que l'obésité cède du terrain. Mais ça ne fait pas vendre, cette théorie. C'est compliqué, un peu tiré par les cheveux, presque louche. Pourtant, ce que j'ai retenu du docteur Zermati, celui par qui l'équilibre, non pas alimentaire mais l'équilibre tout court est arrivé, c'est ce qu'il m'a dit lors d'une de mes dernières séances avec lui: "Vous irez vraiment bien lorsque vous poserez un regard bienveillant sur les personnes en surpoids que vous croisez tous les jours". Ce regard bienveillant je m'efforce de le poser désormais, parce que ces personnes là sont toutes un peu mes soeurs. Je suis elles pour toujours, je l'ai été et le serai peut-être à nouveau, parce que parfois, la vie fait que. Et cela n'enlèvera rien à ma qualité d'être humain. Je crois que c'est probablement cela qui devrait ajouter des points au bac. Mais ça n'est hélas, pas gagné.