Ce week-end, je suis allée donner mon sang. C'est incroyable comme cet acte tout de même très anodin peut me rendre ridiculement fière de moi. A me demander d'ailleurs si je ne le fais pas avant toute chose pour me redorer le blason. Ceci étant dit, le résultat à l'arrivée est le même, peu importe l'intention, pourvu qu'il y ait l'ivresse, non ? Mon seul regret, n'avoir comme groupe sanguin qu'un bête A+, le truc le plus banal qui soit, au lieu d'un bon vieux O-neg, qui pourrait à lui seul sauver l'humanité. Ou même un petit AB- de derrière les fagots. Non, moi je suis A+, je mesure 1m65 et fais du 40 - 42. Mariée, trois enfants, hétérosexuelle. En gros, je suis une sorte de portrait robot de la Française moyenne. Consternant de conformisme.
Bref, je suis allée donner mon sang. Et si vous voulez, je vous raconte...
11h45: j'arrive devant Italie 2, ma seconde maison, là où j'effectue TOUS mes achats de première et seconde nécessité (hors-Monoprix) et je constate que le camion de l'EFS est là. Pour une fois, je n'ai rien de prévu sinon trouver un cadeau pour Zaz. Je vais pouvoir donner mon nectar A+.
11h46: Je vais d'abord aller chercher le cadeau pour Zaz, je me connais, après qu'on m'ait pompé les 3/4 de mon sang - je le fais aussi souvent que possible, vous savez ? -, je suis souvent un poil flappy.
11h48: Je me demande si la véritable abnégation n'aurait pas consisté à aller tout de suite donner mon sang plutôt que d'aller faire du shopping. Combien de vies suis-je en train de ne PAS sauver là tout de suite ?
11h52: Je me souviens que dans mes veines coule un sang qui est à l'hématologie ce que Bayrou est à la politique: vaguement utile mais pas indispensable.
11h54: Je me balade pépère dans les rayons. Mon sang et moi avons la conscience tranquille. On arrivera quand on arrivera.
12h25: Je suis devant le camion blanc.
12h26: Je ne suis pas certaine que ce soit bien raisonnable d'aller donner mon sang le ventre vide.
12h27: En même temps après je vais me taper la cloche pour que dalle, ce serait con d'arriver le ventre plein.
12h28: Sauf que si je tombe dans les pommes PENDANT le Don, je ne vais pas profiter des galettes saint-michel à l'oeil.
12h30: Je demande s'il y a moyen de passer en premier au ravitaillement et de me faire prélever dans un second temps.
12h32: Visiblement, il doit y avoir des petits malins qui ont déjà tenté l'affaire. Ici tu passes à la caisse d'abord et ensuite tu croutes.
12h34: Je rebrousse chemin et vais m'acheter un mini-sandwich. Pour tenir le coup. Et une part de flan. Parce que je le vaux bien.
12h45: J'entre hyper à l'aise dans le camion blanc, en mangeant peinard ma part de flan. Ambiance "je suis trop habituée".
12h46: Je me demande si ça se voit que je fais ça depuis des années.
12h47: Pour que ça se voie, je vais direct m'asseoir dans la file en attendant qu'on vienne me chercher. Genre je maitrise. A mes côtés, une petite brune attend elle aussi. Je parierais ma part de flan que c'est sa première fois. J'ai envie de la rassurer et en même temps, non. C'est important, je crois, de passer par là. ça fait partie du processus.
12h48: La dame de l'accueil me demande si j'ai déjà donné.
12h49: Je suis un peu gênée, je n'aime pas me la ramener avec ça. La générosité, c'est aussi cette capacité qu'on peut avoir de faire profil bas. "OUI ! PLEIN DE FOIS", je réponds, avec un air super détaché tout en regardant ma voisine avec une légère comisération. La pauvre, elle doit se sentir toute petite. D'autant qu'on sent bien qu'elle a peur.
12h50: La dame me dit que je dois malgré tout remplir le questionnaire de douze pages.
12h51: Je me sens un petit peu offensée d'avoir à me plier aux mêmes obligations que les puceaux du don mais je comprends aussi qu'on ne peut faire confiance à personne.
12h52: Je coche "non" à toutes les questions et je réalise que ma vie est d'une tristesse affligeante: pas de voyage hors continent européen dans les deux derniers mois, pas d'aventure extra-conjugale, pas d'expérience homosexuelle, pas de stupéfiants. Ah, si, enfin un oui. Une gastro dans les quatre derniers mois. Putain je vais me faire refouler du don du sang pour une gastro. A choisir j'aurais préféré que ce soit à cause d'un cinq à sept torride et sans capote avec le réparateur de chez Darty. Celui qui savait si bien s'y prendre avec la courroie.
12h53: Je suis à deux doigts de mentir pour la gastro.
12h54: Je réalise que mentir sur ma gastro juste pour avoir le plaisir de raconter à la terre entière que j'ai donné mon sang ne me grandit pas nécessairement.
12h55: Je visualise cet accidenté de la route à qui on donnera mon sang et qui en prime va se retrouver avec une septicémie par ma faute. J'envisage de me livrer aux autorités pour qu'on en finisse.
12h56: J'entoure trois fois le "oui" pour la gastro. Si ça se trouve, comme ça remonte à plus de trois semaines, on est bons.
12h57: J'arrive devant la dame avec mon questionnaire. Ma voisine à côté a coché non à tout. Elle est aussi chiante que moi, sauf qu'elle au moins n'a pas eu la colique il y a moins de trois mois.
12h59: La dame me demande à quand remonte mon dernier don.
13h03: Je réponds à voix - très - haute que c'était il y a moins d'un an. "Mais je me sens très en forme, je pense que je peux donner malgré tout".
13h05: Ma voisine me regarde avec admiration. Je pense que je suis en train de lui donner une sacrée leçon de vie. J'hésite à lui parler de mon blog.
13h06: La dame ne me retrouve pas dans ses fichiers.
13h07: Ah si.
13h09: "C'est normal que j'ai mis du temps, c'est parce que votre don remonte à janvier 2009", elle dit, à voix - trop - haute.
13h10: Je m'étonne un peu quand même.
13h11: La dame est formelle et ajoute qu'il est improbable que j'ai pu donner ailleurs qu'ici et que ça ne figure pas dans ce fichier centralisé. Ok, ok, ok, on ne va pas y passer la nuit non plus. Moi au moins madame, j'ai donné en 2009. Une année où en plus les caisses étaient totalement vides, je m'en souviens parfaitement. Et moins d'un an après un accouchement qui avait tout de même été une véritable boucherie, est-il besoin de le rappeler. Donc bon.
13h12: Ma voisine a un drôle de sourire qui, dans un autre contexte, pourrait me faire penser à de la condescendance. Ce qui serait tout de même consternant. Se tirer la bourre dans un centre de don du sang ça frise l'indécence. Je dis ça, je ne dis rien.
13h15: Le dernier don de ma voisine remonte à 8 semaines. "Pile poil dans les délais pour recommencer, madame. Les gens comme vous sont rares. C'est notre principal problème. On donne une fois puis on oublie pendant deux ou trois ans".
13h17: Elle me cherche. Elle me cherche et elle pourrait me trouver.
13h18: Le médecin vient me chercher. "COMME VOUS N'AVEZ PAS DONNÉ DEPUIS 2009 ON VA VOUS FAIRE UN TEST D'HEMOBLOBINE AU PREALABLE" me crie la dame de l'accueil.
13h21: Je me demande si de l'autre côté de la place d'Italie ils sont au courant que j'ai lâchement abandonné l'EFS pendant trois ans.
13h23: Je ne demande qu'une chose. Que madame parfaite qui se fait pomper le dard tous les deux mois dégage avant qu'on m'apprenne qu'en plus d'être une déserteuse je n'ai pas assez de globules rouges pour donner. Je ne le supporterais pas.
13h26: Le médecin me pique le doigt et fait couler une goutte de sang sur une lamelle, qu'il rentre dans un appareil magique. Dans deux minutes je saurai si je suis apte. "A 12 c'est ok. Au dessous, vous rentrez chez vous".
13h28: 12,1. "Sur le fil du rasoir", plaisante le médecin. Je ne m'étais pas sentie aussi performante depuis ma réussite au permis après cinq tentatives.
13h29: Je me demande, en même temps, si ce 12,1 ne signifie pas que je suis anémique.
13h30: Je suis évidemment très enthousiaste à l'idée de sauver mon prochain, mais il ne faudrait pas non plus que je déconne. J'ai trois enfants. Dont une en bas âge.
13h31: Je demande au médecin si tout ceci est raisonnable. Je veux dire, à 11,9, on me collait dehors, à 12,1, on est prêt à me siphonner. On ne marcherait pas un peu sur la tête ? Il y a une marge d'erreur avec leur bazar, là ?
13h32: Le médecin dit bien - trop - fort que je suis évidemment complètement libre de renoncer et ce à n'importe quelle étape du processus. "ET CE, BIEN QUE VOUS SOYEZ EN PARFAITE SANTÉ. PERSONNE NE VOUS JUGERA ICI".
13h34: L'autre connasse jubile sur son siège. Elle doit avoir 123 d'hémoglobine la garce. A ce compte là c'est facile, hein. C'est quand on n'a rien et qu'on donne quand même, madame, que le geste devient héroïque.
13h36: Je rétorque au médecin que non seulement je ne renonce pas mais que ma seule préoccupation était de donner un sang de bonne qualité. Et que par ailleurs, je viens de décider, comme j'ai du temps, de faire la totale: plaquette, plasma et même moelle osseuse tant qu'on y est. Au tapis par KO, madame parfaite.
13h37: Le médecin me rétorque qu'en raison de ma prise d'ibuprofène récente et de cette gastro, nous allons en rester au sang. Par contre ma voisine est quand à elle une candidate idéale pour les plaquettes, ajoute-t-il à l'intention de miss fayote.
13h39: Puisque c'est ça je prends tous les formulaires pour le don d'organe. M'étonnerait que l'autre pimbêche envisage, comme je suis justement en train de le faire, de donner un rein DE MON VIVANT. Et ma rétine, aussi, pendant qu'on y est.
13h42: On m'allonge avec tous mes formulaires sur un brancard. Et on me demande de serrer le poing.
13h43: Je n'ai absolument pas peur.
13h44: Par contre je me sens le devoir - vis à vis de ma famille - de prévenir que j'ai un tout petit 12,1 d'hémoglobine et que par conséquent on n'a qu'à dire que pour cette fois-ci, on peut se contenter d'une poche format junior.
13h45: L'infirmière trouve que je suis super drôle.
13h46: Elle relie le tuyau à un réservoir qui à vue de nez équivaut à mes sacs poubelles de 50 l.
13h48: Seule la perspective de voir une fois encore s'afficher sur le visage de madame parfaite ce putain de petit sourire satisfait m'empêche de demander à l'infirmière si elle ne vient pas de me raccorder par erreur à la recharge de la fontaine à eau.
13h50: Je ne sens pas la piqure.
13h51: Je suis en train de sauver une vie.
13h52: Ou d'aider à trouver un nouveau médicament contre la couperose.
13h53: j'aurais du dire non à la question "acceptez vous que votre sang serve à la recherche ?".
13h54: A tous les coups, avec ma chance, mon précieux liquide va finir dans une éprouvette, pendant que celui de ma voisine sauvera dix rescapés du Concordia. Parce qu'en plus d'être très prétentieuse, elle est évidemment O négatif, ça se voit sur sa figure si contente d'elle.
13h57: Ce racisme anti A+ est révoltant, quand j'y pense. d'autant qu'on en parle nulle part. Ah ça les médias, quand il s'agit de parler de la discrimination à l'embauche, y'a du monde. Mais pour ce qui est du rabaissement SYTEMATIQUE des rhésus A+, on les cherche. ça ne se dispute pas au portillon, les pulitzer, hein ?
13h59: L'infirmière m'a oubliée.
14h02: Ma voisine a déjà terminé et moi j'ai une tendinite à force de presser ce ridicule coeur en silicone.
14h04: Si ça se trouve je suis tombée sur une psychopathe. Elle est en train de me laisser me vider intégralement de mon sang et va feindre l'étonnement dans deux heures, quand je serai devenue aussi blanche que mon frigo.
14h06: Je ne sais pas si c'est à cause du 12,1 mais je me sens tout de même très mal.
14h07: Je demande faiblement à l'infirmière de m'épargner.
14h08: L'infirmière explose d'un rire sardonique. "Ah ah ah, vous avez cru que je vous avais oubliée ? Il y en a toujours une pour se faire ce film. Ne vous inquiétez pas, c'est juste que votre sang coule lentement".
14h10: Même en don du sang je suis nulle en sport.
14h11: J'ai enfin fini.
14h12: Quel dommage tout de même qu'on ne soit pas en été. Personne ne va voir mon bandage.
14h15: Je fais mine de refuser l'en-cas, rien que pour en remontrer à ma rivale, qui elle sirote un thé, les joues roses comme si elle revenait d'une ballade en plein air.
14h16: Le monsieur du pic-nic ne l'entend pas de cette oreille. "LA PETITE DAME TOUTE BLANCHE VA ME FAIRE LE PLAISIR DE MANGER UN CROISSANT ET DE BOIRE UN THÉ", qu'il crie. (ils sont tous sourds dans ce camion, je ne vois que ça). "C'EST VOTRE PREMIERE FOIS N'EST-CE PAS ?".
14h18: Au point où j'en suis de ma perte de dignité et aussi parce que dès que je fais mine de me lever j'ai l'impression qu'on m'a amputée, je m'enfile un croissant mais aussi deux galettes saint michel, un thé, un jus de pomme et un carré de chocolat.
14h42: Je repars fièrement après quatre tentatives avortées, lestée de deux ou trois kilos. Avec pour recommandation de ne faire aucun effort physique violent dans les deux heures qui suivent. C'est ça le plus dur je crois, dans cette histoire de don du sang.