Ma vie professionnelle a été rythmée par quelques rencontres déterminantes. Parmi elles, Violaine Gelly, rédactrice en chef de Psychologies magazine. En acceptant de me faire piger pour son journal en m'encourageant avec douceur à prendre mon envol, elle est de ceux qui ont joué un rôle dans ma décision il y a deux ans de me lancer dans la vie de free lance. Je ne vais pas m'étendre sur cela, parce que je la sais pudique et que je le suis aussi - si si -, mais parfois ce qui va sans dire est encore mieux en le disant.
Si je vous parle d'elle aujourd'hui c'est parce qu'avec Paul Gradvohl, historien spécialiste de l'Europe centrale, elle vient d'écrire ce livre: Charlotte Delbo. Une biographie qui se dévore comme un roman. L'histoire de cette femme, Charlotte, qui habite Violaine depuis aussi longtemps qu'elle s'en souvienne.
Je dois l'avouer, je ne connaissais rien de Charlotte Delbo, moins célèbre en France qu'aux Etats-Unis, où elle est considérée comme le pendant féminin d'un Primo Levi. Si je me suis plongée avec avidité dans le bouquin, ce fut donc au départ parce qu'il était écrit par Violaine dont je connais un peu le style pour la lire dans Psycho et aussi par curiosité: qui était donc Charlotte Delbo, qu'avait-elle donc de si extraordinaire pour qu'elle fasse l'objet d'une telle passion ? (ce livre, les auteurs l'ont porté en eux vingt ans durant)
La réponse, je l'ai trouvée dès les premières pages. Charlotte y fait ses adieux à l'homme qu'elle aime passionnément. Il va mourir dans quelques heures, exécuté au Mont Valérien pour trahison. On est en 1942 et tout ce qui ressemble alors à un communiste ou un résistant est mis hors d'état de nuire par une police très très conciliante avec l'occupant allemand. Charlotte embrasse Georges, lui promet d'être forte et retourne dans sa propre cellule, la tête haute et le coeur à jamais brisé. Au loin, elle entend résonner "Ce n'est qu'un au-revoir", le chant des femmes de condamnés. Elle ne pourra plus jamais l'écouter.
Quelques semaines plus tard, avec 230 autres résistantes françaises, Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz. Seulement 49 en reviendront, après 27 mois de captivité. Violaine Gelly et Paul Gradvohl reconstituent cette période là mais aussi celle d'avant le malheur, lorsque Charlotte n'est encore "que" la secrétaire de Louis Jouvet dont elle retranscrit les cours qu'il donne à ses jeunes acteurs. C'est une formidable enquête, dans laquelle on devine l'influence de l'historien qui ne laisse rien au hasard et celle de la journaliste désireuse d'emmener les lecteurs avec elle à la découverte de cette héroïne très discrète. Le récit est émaillé d'extraits d'ouvrages de Charlotte Delbo et notamment de celui qu'elle aussi porta en elle durant vingt ans avant de le publier aux Editions de Minuit: "Aucun de nous ne reviendra", jeté sur le papier à son retour des camps.
Lorsque j'ai refermé le livre, je me suis promis d'ouvrir très vite ceux de Charlotte Delbo tant ses mots m'ont parlé. Je me suis également promis de vous en parler, non seulement pour rendre hommage à ce travail de Violaine et Paul mais aussi parce que Charlotte mérite d'être re-connue. Elle est de ces femmes qui durant la guerre ont agi avec le courage qui manqua à tant. Elle est de celles qui sont revenues et qui ont parlé. Parlé de l'indicible, de ce qui ne devrait plus jamais exister et qui pourtant sous d'autres formes se perpétue. Elle est aussi une figure si libre, dont on aurait voulu être l'amie, pour son refus des conventions, pour fumer avec elle une de ces gitanes qu'elle aimait tant, pour parler de théâtre et de Louis Jouvet, figure paternelle et inspirante qui probablement malgré lui l'aida à tenir. Charlotte lui confie ainsi dans une lettre qu'au moment de l'appel dans le camp, torture de quatre heures pendant lesquelles les prisonnières restaient immobiles dans la neige, il lui apparaissait parfois. L'entendre l'empêchait de plier. Ce qui la sauva aussi, ce fut Molière, dont elle se récitait le Misanthrope, toujours durant le fameux appel, pour ne pas tomber, pour ne pas s'évanouir et être immédiatement fusillée par les SS.
Ce qui la sauva, ce furent les amitiés qu'elle tissa avec ses compagnes d'infortune, Viva, Cécile, Mado, Danielle...
Ce qui la sauva ensuite ce fut donc l'écriture, exutoire obligé de cette douleur d'avoir connu l'indicible et de cette impossibilité d'en parler parce qu'une fois revenus, les déportés étaient priés "d'oublier".
Alors voilà, parce que je crois en la nécessité de ne pas oublier et parce qu'en dépit de l'horreur d'Auschwitz ce livre est un appel à la vie, à la résilience et à la liberté, je vous invite à le dévorer à votre tour...