(Voir "La Cabine", avant)
Il est 13h. Pour Chloé, vendeuse dans un magasin branché du marais à Paris, c'est l'heure de la pause. Et ce n'est pas trop tôt. La matinée a été longue, les gens n'en finissaient pas d'entrer, de sortir, d'essayer et de reposer les vêtements. Chloé n'en pouvait plus de plier et replier ces pulls en cachemire tellement fins qu'ils glissent entre les doigts. Elle en a marre de ces clientes jamais contentes, à qui il faut assurer que non, ce modèle n'existe plus en gris souris et que si, ce bleu taupe leur va à merveille. Assez aussi de remettre inlassablement sur leurs cintres les chemises que certaines filles font tomber sans les ramasser. Tiens comme celle-là, ce matin, la boulotte cramoisie qui a accroché tout le portant en allant vers les cabines d'essayage. Complètement idiote d'ailleurs. Quand Chloé lui a proposé de l'aider, elle a bafouillé trois mots et refusé. Elle est finalement repartie avec ce pantalon qui de tout évidence ne lui ira jamais. Les tailles basses, ce n'est pas fait pour les filles aux hanches larges, c'est tout.
Après tout tant pis pour elle, elle n'avait qu'à lui demander. En même temps, si elle veut vraiment être honnête, Chloé doit bien reconnaître qu'elle a été sèche avec elle. Il faut dire qu'avec les grosses, elle n'y arrive pas. Chloé ne saurait pas trop expliquer pourquoi. Elle éprouve un mélange de dégoût et d'envie pour ces filles plantureuses qui s'aventurent dans sa boutique où les tailles dépassent rarement le 40. Elle doit bien admettre qu'elles sont courageuses, parce que franchement, rien n'est fait pour elles, ici. Entre les tops super courts et les pantalons cigarettes, les robes transparentes et les vestes cintrées, Chloé a bien du mal à leur dénicher quelque chose qui pourrait leur convenir. Mais quand elles sortent de la cabine, engoncées et boudinées, Chloé n'y peut rien, ça l'écoeure. C'est toute cette graisse exhibée, ça la met mal à l'aise.
Et pourtant, secrètement, elle les envie. Ces filles là, elles ne se privent de rien, pour être aussi grosses. Elles ne se crèvent sûrement pas pendant leurs jours de congés à enchaîner abdos-fessiers et cardio-training dans des salles qui puent la sueur. Tous ça pour entrer dans ce jean taille 34 que Chloé est obligée d'enfiler le matin pour travailler. On le lui a bien dit à l'entretien d'embauche: "votre minceur est un atout. Mettre nos vêtements en valeur fait partie de votre boulot. Tachez de ne pas grossir, ici on veut des vendeuses qui donnent envie d'acheter". Alors les grosses qu'elle voit s'engouffrer dans la boulangerie en face et ressortir avec des gâteaux dont elle ne se rappelle pas le goût, elle les déteste et les jalouse.
Si elles pensent qu'elle ne remarque pas leurs regards haineux lorsqu'elles entrent dans son magasin! Elle sait qu'elle est pour elles un objet de convoitise. Mais qu'est-ce qu'elles croient ? Que ses jambes fuselées et son ventre plat sont des cadeaux de la nature ?
Perdue dans ses pensées, Chloé n'a pas vu que le temps passait."Allez, arrête de penser à cette fille", se reprend-elle. "Pendant que tu regrettes de l'avoir regardée de haut, elle est sûrement en train de se baffrer quelque part, alors que toi, tu vas manger une pauvre salade sans sauce en cinq minutes". Chloé passe devant la boulangerie. Les éclairs au chocolat bien alignés lui font de l'oeil, rendant l'idée de la salade encore plus déprimante. "Après tout, pourquoi pas", se dit elle. Pour une fois... L'éclair fond dans la bouche, la crème chocolatée tapisse son palais. Chaque bouchée est un délice, même si un petit arrière goût de culpabilité gache un tout petit peu son plaisir.
La pause est presque finie. Chloé se presse, il lui reste une dernière chose à faire. Elle entre dans le magasin. Personne n'est encore revenu. Chloé entre dans les toilettes. Elle remonte la lunette, se penche en deux et enfonce ses doigts dans sa gorge. L'éclair ne tarde pas à ressortir, il n'était pas bien loin. Chloé vomit en silence, en professionnelle. C'est à peine si quelques larmes tombent dans les toilettes. "Qu'est-ce qu'elle croient, hein ? qu'est ce qu'elles imaginent ?".