Mardi dernier, je suis partie de chez moi à la bourre et me suis retrouvée dans le métro à une heure où d'habitude je suis déjà arrivée au bureau. La portion de la ligne 8 que j'emprunte quotidiennement était étrangement plus vide qu'à l'accoutumée, ce qui m'a permis, exceptionnellement, de m'asseoir plutôt que d'écraser mon nez contre la porte en ayant la nausée à l'idée de tous les autres collés au même endroit avant le mien.
J'étais donc assise, en face d'un couple très chic d'une soixantaine d'années comme on en voit beaucoup dans le 7e arrondissement. Chaque passager était plongé dans sa propre activité, lecture du journal, envoi de sms, curage de nez, etc. Un trajet matinal normal, sans heurts ni surprise, en somme.
A la station Madeleine, un musicien est entré et a commencé à gratter sa guitare. Je n'ai même pas pris la peine de me retourner, consternée à l'avance d'entendre massacrer une énième fois ces pauvres Beatles qui n'ont pas mérité ça ou, pire, de subir un djobi djoba endiablé par un gars chantant encore plus mal que les Gipsy Kings. Challenge.
Je ne me suis donc pas retournée, disais-je, mais j'ai immédiatement reconnu les premières notes de Potemkine, une chanson de Jean Ferrat qui me met des frissons dès la première strophe. Un choix peu commun pour un troubadour de la ratp, mais pas de quoi non plus s'extasier.
Et puis il s'est mis à chanter.
Je ne saurais trouver les mots pour décrire ce qui s'est alors passé dans cette rame de métro entre Opéra et Invalides, un mardi matin aux alentours de 9h45. La voix était tellement chaude qu'elle a semblé tous nous réveiller d'un coup. Ce n'était pas exactement celle de Jean Ferrat. En fermant les yeux, j'aurais plutôt pu jurer que Reggiani était là, reprenant la chanson de l'Ardéchois. Je n'osais pas bouger, de peur que le miracle s'arrête. Quand il a attaqué le refrain, tremblant quelque peu dans les aigus des dernières syllabes de "potemkine", j'ai commencé à sentir mes yeux piquer (il devient assez évident que je suis en pleine dépression nerveuse). J'ai alors croisé le regard de mes convenables voisins d'en face, subjugués eux aussi et celui de ma voisine, cette dernière traversant probablement également une mauvaise passe, à en juger par les larmes qui coulaient carrément sur ses joues.
C'est quand je me suis retournée que j'ai lâché les vannes. Toute remplie de mes idées préconçues à deux balles, je m'attendais, j'imagine, à voir un homme d'une certaine stature, un Jean Ferrat réincarné avec la gueule cabossée de Reggiani. Au lieu de quoi j'ai découvert que le propriétaire de cette voix incroyable, l'interprête inspiré de ce Potemkine plus beau que l'original était un homme de taille moyenne d'une quarantaine d'années et noir comme l'ébène. Il se balançait au rythme de sa mélopée, un énigmatique sourire sur les lèvres. Il fermait les yeux et manquait tomber à chaque secousse du métro, flottant dans son pantalon en tergal marron trop grand pour lui. Un funambule fragile, qui, s'il avait chanté faux aurait eu des allures de clown. Sauf qu'il nous tenait dans sa main, là, tous autant que nous étions.
A Invalides, les dernières notes se sont évanouies, se mêlant au cri des portes qui se ferment. Il a commencé à circuler entre les sièges un gobelet à la main et je crois pouvoir affirmer que tous les passagers ont donné la pièce. Encore plus inédit, des merci et des bravo ont fusé, discrètement d'abord, presque du bout des lèvres, puis avec plus d'assurance lorsque les uns et les autres nous avons constaté que nous avions tous été touchés par sa grâce. "Il faut enregistrer, monsieur, votre voix, vraiment..." a bredouillé ma voisine. "C'était magnifique", suis-je pour ma part parvenue à articuler en ravalant un sanglot (je SAIS qu'il faut que j'aille voir quelqu'un).
Il nous a remercié avec ce même sourire un peu triste et a disparu avant que j'ose lui demander la permission de le prendre en photo et de l'interviewer. J'aurais voulu connaitre un peu de son histoire et la partager avec vous, comprendre pourquoi Potemkine, lui confier que les paroles de cette chanson avaient résonné en moi un peu plus fort ce matin là au lendemain des émeutes des Tunisiens. Lui dire que c'était un petit miracle que d'avoir déridé ces gens si convenables, de nous avoir extirpé de notre monde de morts-vivants. J'aurais voulu lui raconter que ces larmes qui avaient fait céder la digue m'avaient fait un bien fou, qu'elles m'avaient rappelé que la vie ce n'est que ça, des instants de grâce inattendus, des accidents de parcours entre deux stations de métro.
Je ne sais pas si j'ai réussi ici à retranscrire ce moment magique, peut-être que le mieux, c'est d'écouter la chanson et ses paroles. Moi qui me réjouis de ne bientôt plus prendre le métro quotidiennement, je rêve à présent de retomber sur ce Jean Ferrat africain à la voix du beau Serge. Pourvu qu'il continue à ne pas tomber...