En deuxième année de SciencesPo, à Grenoble, j'avais envoyé une candidature pour un stage aux "Cahiers du cinéma". A l'époque, j'étais amoureuse d'un garçon très cinéphile. Avec lui j'écumais les CNP lyonnais, salles de cinoches subventionnées qui ne passaient que des films coréens sous-titrés en japonais. Quand il y avait un Godard, on trouvait ça d'un commercial.
A la vérité, parfois j'allais mater en cachette "l'Arme fatale" au Pathé mais j'aurais préféré me faire lapider en place publique plutôt que d'avouer que j'avais aimé un film américain en VF (honte). Il faut dire que notre blague favorite, à ce garçon et moi, était de lancer en public à de pauvres innocents - dont les 3/4 ne percevaient pas la dimension sarcastique de l'allusion - "tiens je t'ai vu, mercredi, dans la file d'attente du Lelouch." L'insulte. On était vraiment sympas.
Sauf qu'une fois il m'avait VRAIMENT choppée devant l'UGC avec mon ticket pour "Itinéraire d'un enfant gâté". Il avait mis trois jours à me reparler et je pense qu'encore aujourd'hui il me méprise un peu.
Tout ça pour dire que ce stage aux Cahiers du cinéma, c'était probablement pour l'impressionner. Mais pas que. Même si je ne comprenais pas toujours les critiques de Serge Toubiana et ses copains, j'avais cette sensation de toucher du doigt l'érudition en les lisant. Les photos, en plus, étaient tellement belles, leurs couvertures, surtout, que je découpais pour les afficher dans ma chambre d'étudiante.
Et puis avoir pour travail de regarder des films pour écrire ensuite dessus, sans rire, est-ce que ça existait vraiment ?
J'avais donc envoyé début janvier cette lettre très naïve dans laquelle je confiais ma vénération pour "All about Eve" et l'adoration que je vouais à Jacques Demy. Ma colocataire l'avait relue, m'assurant qu'elle était parfaite. Je lui avais fait confiance, elle était sur pas mal de point bien plus mure que moi (elle se tapait un architecte de 40 ans aux cheveux poivre et sels) (ce qui n'avait pas grand chose à voir avec la recherche d'un stage mais qui la propulsait directement au summum de la coolitude).
Les semaines passèrent et la boîte aux lettres restait définitivement vide. Je finis par faire mon deuil de cette carrière avortée, n'imaginant même pas deux secondes les appeler pour tenter de les convaincre (tout ce qui est vélléités ET timidité...).
Je n'y pensais presque plus, quand, un jour de juin et de disette dans le frigo, j'entrepris de me faire cuire une boite de petits-pois rescapée au fond du placard.
C'est là que je la vis. L'enveloppe était apparemment cachetée mais en y regardant de plus près, il était probable qu'elle ait été ouverte. Ou pas. Le cachet de la poste indiquait qu'elle avait été envoyée en février. Expéditeur: "Les cahiers du cinéma". A l'intérieur, une lettre de quelques mots, qui, s'ils avaient été lus trois mois plus tôt auraient sinon changé ma vie, au moins l'été qui s'annonçait:
"Mademoiselle, nous avons reçu votre candidature et bien que ne prenant que rarement des stagiaires, nous ne pouvons imaginer passer à côté d'une fan de Mankiewicz. Nous vous proposons par conséquent de démarrer le 1er juillet pour une durée de deux mois".
Difficile encore aujourd'hui d'exprimer tous les sentiments par lesquels je suis passée en quelques secondes. La joie, tout d'abord, de constater que j'avais touché juste. L'étonnement, ensuite, de ce drôle d'endroit dans lequel sommeillait cette lettre depuis... douze semaines. La prise de conscience, enfin, (je suis longue à la détente et l'étais déjà) que douze semaines justement c'était long et que depuis, ils avaient du prendre une autre cinéphile en herbe dont les missives ne se planquaient pas sous les boites de petits pois.
La colère est venue plus tard. Quand il est apparu évident que cette enveloppe n'avait pas pu se retrouver là par hasard et que malveillance il y avait sans doute eu. Colère transformée en rancoeur à vie quand, après avoir passé un coup de fil sans trop d'espoir, l'assistante du redacteur en chef me confirma qu'en l'absence de réponse de ma part, ils avaient finalement choisi un autre candidat.
Ma colocataire n'a jamais voulu admettre son méfait. Ses dénégations étaient d'ailleurs empreintes d'une telle indignation que je finis par la croire, dirigeant mes soupçons sur son mec (pas l'architecte, le régulier, qui me haissait cordialement, probablement parce qu'il avait fini par comprendre que je couvrais son infidèle de copine dès que cette dernière retrouvait Richard Gere).
Sans surprise, il nia lui aussi et je finis par lâcher l'affaire.
Pas ma mère qui, je le sus bien plus tard, fit le siège du standard des "Cahiers" pour les supplier de me prendre. L'injustice de la situation la rendait dingue (faut pas la chercher). Mais même l'énergie du désespoir qu'elle déploya n'y changea rien (ou peut-être que si, à savoir que mon nom fut probablement mis sur la liste noire des personnes à éviter à tout prix).
Cet été là, j'ai fait mon stage à feu TV5 Europe, pistonnée par un vague cousin de mon père. Je n'avais absolument rien à faire sinon trier les archives dudit cousin. Il faut dire que la chaine à l'époque ne produisait qu'un pauvre bulletin météo, le reste de ses programmes consistant à rediffuser les émissions de France 2 et France 3.
Parfois, je me demande si ma vie aurait été différente si ce jour de mars j'étais allée chercher le courrier. Peut-être que oui, peut-être que non. Sans doute aurais-je trouvé tous ces cinéphiles bien barbants, sans doute aurais-je fait des photocopies comme n'importe quelle stagiaire en 2ème année d'IEP.
Ou pas...