Je devais avoir 12 ans environ. Nous habitions en banlieue lyonnaise, dans cette grande maison en haut d'une colline, qui surplombait l'autoroute. C'était un dimanche soir. Le téléphone a sonné, mon père a répondu, puis il a raccroché, l'air préoccupé. Il a appelé ma mère, ils ont parlé dans la cuisine. La discussion était animée, mais lorsqu'ils sont ressortis, ils semblaient d'accord.
- Quelqu'un va dormir ici cette nuit. Il ne restera que ce soir, c'est une personne qui a des problèmes. Votre père va aller le chercher, là, il dormira dans le salon et demain matin très tôt il reprendra le train.
"Quels genre de problèmes", j'ai demandé.
"Des histoires de grands", a commencé mon père. Ils se sont regardés avec ma mère, l'air de ne pas trop savoir ce qui pouvait être dit. Ma mère a pris le relais:
- Il est en prison. A Toulouse. Pas ce soir, parce qu'il est à la fin de sa peine et qu'il avait droit de sortir pendant deux jours. Mais la personne qui devait l'héberger ce soir ne peut pas, finalement. Alors il a appelé ton oncle, qui lui rend visite depuis des années. Et ton oncle vient de nous demander de le dépanner ce soir.
Un prisonnier. Un bandit. Chez nous, dans notre maison. J'étais à la fois inquiète et excitée. Ma mère était juste inquiète. Mon père aussi. Je le bombardai de questions, qu'est-ce qu'il a fait, depuis combien de temps est-il enfermé, est-ce qu'il faut qu'on se barricade dans nos chambres, est-ce qu'on mangera avec lui ?
Là encore, silence, regards interrogatifs, puis les réponses, au compte goutte. Une grosse bêtise, quinze ans, sortie dans six mois.
Mon père est parti chercher l'invité surprise, pendant que ma mère préparait nerveusement le repas. Ils sont arrivés une demi-heure plus tard. Je me souviens d'un homme grand et carré, cheveux ras, visage cabossé. Il s'est assis à table, mal à l'aise, manifestement tendu, mangeant ses mots.
Je ne sais plus de quoi nous avons parlé, il me semble que ce fut un de ces repas remplis de blancs gênés, interrompus par le babil de mes frères encore tous petits. Pour une fois ma soeur et moi ne nous sommes pas envoyé au visage les amabilités habituelles. Mon père a probablement tenté de donner le change, ma mère, je crois, souriait à l'invité, mais son anxiété était palpable.
Alors que je le fixais, fascinée, il s'est adressé à moi. "Il doit y avoir des tonnes de trèfles à quatre feuilles, là, non ?". Il montrait le parterre d'herbes folles devant la cuisine, composé en effet de milliers de trèfles, dont aucun à ma connaissance n'avait plus de trois pétales. Jj'y avais passé assez heures dans l'espoir d'en dénicher pour en être sûre. J'ai haussé les épaules et répondu qu'ils devaient bien se cacher. Il a souri et je me suis dit qu'il semblait avoir bien besoin de trouver un porte-bonheur.
Le repas a touché à sa fin et nous sommes allés nous coucher. Une nuit un peu étrange, durant laquelle, j'imagine, mes parents dormirent peu. Quand je me suis levée le matin, il était déjà dans son train, direction Muret et sa centrale de détention.
Sur la table, à côté de mon bol, il y avait une petite enveloppe avec mon nom écrit dessus. A l'intérieur, cueillis à l'aube, cinq trèfles à quatre feuilles.
Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Plus tard, j'ai su que s'il était en prison, c'était pour un vol à main armée qui avait mal tourné. Ce soir là, ce dimanche où nous l'avions hébergé, il avait voulu faire une surprise à sa femme. Il l'avait trouvée avec un autre. Et lorsqu'il avait appelé mon oncle, ce dernier avait eu peur qu'il fasse une connerie. J'aimerais croire que les trèfles lui portèrent chance à lui aussi et que sa vie fut ensuite plus douce.