Je ne sais pas toi mais moi ce sont les minuscules gestes, les micro-événements qui m'ont toujours le plus marqués. C'est aussi ce qui me fascine quotidiennement lorsque j'observe les gens. Parfois, au détour d'une rame de métro ou dans un café un peu enfumé, on saisit des instants un peu suspendus, pendant lesquels une larme est écrasée furtivement, une caresse décisive est donnée, ou un baiser coupable échangé.
En général, il ne m'en faut pas beaucoup plus pour m'imaginer tout et n'importe quoi, écrire l'histoire dans ma tête de cette jeune fille un peu triste ou de ce vieil homme fatigué. Les petites histoires, voilà ce que j'aime. Et souvent, je me rappelle ma petite histoire à moi, ou plutôt la notre.
Tu sais, ce "premier geste", celui qui fait que d'un coup, on bascule. Cet infinétisimal rapprochement qui transforme deux êtres jusque là amis ou à peine en amants.
Ce geste là, entre l'homme et moi, ce fut une main posée sur la mienne...
Après une soirée relativement catastrophique qui avait commencé chez lui par un whisky coca, LE truc que je déteste, peut-être juste après le pastis. Whisky coca malgré tout avalé en dix secondes, premièrement pour ne pas sentir le goût, deuxièmement pour calmer ma nervosité parce que bien sûr, on brûlerait vifs l'un et l'autre plutôt que l'avouer mais nous avions tous les deux une grosse idée derrière la tête ce soir là. Et que moi, ces idées là, elles me rendent nerveuses. Pas toi ?
Le problème c'est que l'alcool, ça me rend bavarde. Et que dans ce genre de contexte, bavarde + nerveuse, ça donne: je pars en live. Et donc ce soir là, je me suis mise à raconter n'importe quoi. Et surtout à aborder THE sujet que normalement tu gardes pour toi dans ce genre de circonstances.
L'ex.
Qui m'a tant fait souffert. Heu, souffrir. Que c'est pas sûr que je puisse l'oublier. Enfin, heu, si, bien sûr, mais disons que tout de même, il a vachement compté. Bon, pas tant que ça et autant le dire, la place est libre désormais, hin hin hin...
Un désastre.
D'autant que celui qui devait devenir L'homme ne fut pas en reste et que tant qu'à faire, il se mit lui aussi à vanter les mérites de celle qui l'avait laissé le coeur broyé sur le bitume... deux mois auparavant.
A ce moment là je me suis dit que c'était mort, j'était celle qui passe après et qui essuie les platres. Et moi, je ne voulais SURTOUT pas être celle là. Limite je ne lui ai pas proposé d'en prendre une autre, de bien la faire souffir et ensuite de me rappeler pour débuter une vraie histoire. En même temps, bourrée comme j'étais, avant de repartir la tête haute, il valait mieux manger.
Le problème c'est qu'après l'apéro au whisky coca, il y eut la première et dernière tentative culinaire de l'homme.
Une omelette aux pommes de terres.
Crues.
Les pommes de terre.
Jetées dans la poële deux secondes avant les oeufs battus, sous mes yeux effarés. Sans que je n'ose hurler bien sûr. Je rappelle que nous n'avions toujours pas couché et que c'est seulement APRES l'acte sexuel que tu franchis le pas de la critique, genre "non mais t'es malade ! tu les cuis pas AVANT les patates ?". A ce stade de mon histoire, comme tu es bien gentille d'être restée pour m'écouter, je te livre un de mes fameux conseils de femme mariée: Si tu critiques le mâle avant, jamais il ne te saute. C'est comme ça, les hommes sont en général rebutés par les castratrices. Après ça n'a plus d'importance, ils sont pris au piège, terminé, trop tard. Mais avant, tu ta fermes. Et tu avales son truc dégueu.
Je parle de l'omelette aux pommes de terre, espèce de dévergondée.
Du coup, donc, j'ai mangé cette horreur jusqu'à la dernière miette. Mélangée au whisky coca, ça a provoqué de drôles de trucs dans mon ventre.
Pas découragés ni l'un ni l'autre, ni par ma loghorrée verbale, ni par les bruits un poil gênants de mes intestins, on a finalement continué à passer la soirée.
A écouter Barbara.
Plus sinistre c'était difficile.
Mais je pense qu'il aurait pu me lire l'annuaire, saoule comme j'étais je l'aurais trouvé hilarant.
Et puis est arrivée l'heure fatidique. Celle du dernier métro. Et toujours rien. Pas le moindre effleurement, pas le moindre indice qui aurait pu éventuellement m'indiquer que le metro, on en avait plus rien à cirer.
Coups d'oeil pas discrets à ma montre, toujours rien. Alors j'ai fini par lancer un subtil et aviné: "oh, mais dis donc, il est l'heure du dernier métro... faudrait peut-être que j'y aille..." On se serait crus dans le mythique "Voisin-Voisine" (allusion que seuls peuvent comprendre ceux qui connurent feu la 5 et qui en plus à l'époque étaient insomniaques. Ou fans des Nuls).
Bon, là, t'es un garçon normal, si tu veux conclure, tu sautes sur l'occase non ? Par exmple, tu dis qu'on s'en cogne du métro, genre ? Ou si tu ne veux pas conclure, tu sautes aussi sur l'occase et tu vas chercher le manteau de la fille. En tous cas tu envoies un signal clair.
Et ben Sabre laser, lui, il a répondu: "T'inquiètes, y'a une station de taxi juste à côté".
Ah.
Là je vais te dire que ça a phosphoré grave dans mon cerveau plein de whisky. Premièrement, je n'avais pas un radis. Deuxièmement, je n'était absolument pas en état de me déplacer. Troisièmement, moi, j'avais envie de sexe. Quatrièmement, est-ce que la réponse sus-citée était plutôt encourageante ou non ? Bref, j'étais perdue.
Et puis comme je suis une fille pleine d'orgueuil, je me suis dit: ma cocotte, soit il veut t'attraper et si tu te lèves et fais mine de partir prendre ton métro, il se manifestera. Soit il n'a aucune intention malhonnête - le con - et tu ne vas quand même pas en plus payer le taxi.
Alors j'ai rassemblé toutes mes forces et ai amorcé un début de mouvement - pour l'élégance on repassera, j'étais à ce moment là avachie sur son lit, seul endroit en même temps où il était possible de s'asseoir, vive les studios - en bredouillant, qu'il valait mieux que je courre jusqu'à la station de métro. Je peux de l'avouer, onze ans plus tard, c'était un sacré coup de poker. Parce que vu mon état, jamais je n'aurais été plus loin que le pallier.
Mais là, justement, il a fait ce minuscule geste. Celui dont je me souviendrai toujours, celui qui fut le premier et qui nous sortit du marasme dans lequel on pataugeait depuis 20h30 à peu près.
Il a posé sa main sur la mienne et dit ces quelques mots: "je n'ai pas envie que tu partes". Bon, ok, il a plutôt bégayé un truc qui devait vouloir dire ça, je n'étais pas la seule à avoir gobé du whisky. N'empêche qu'à cet instant, ça m'a semblé super romantique.
La suite, bien sûr, je te l'épargne. Mais voilà, en quelques dixièmes de secondes, tout a changé...