Je vous ai déjà parlé de Jaenada ?
Je crois que oui, une fois, j'ai vanté les mérites du Chameau sauvage dans une des listes de bouquins que je vous ai proposées. Mais je ne suis pas sûre de vous avoir VRAIMENT parlé de Jaenada.
Je veux dire, est-ce que je vous ai confié par exemple que cet homme écrit exactement de la façon dont j'aurais voulu le faire si d'aventure j'avais été écrivaine ?
Est-ce que j'ai insisté sur le fait qu'il sait à la fois être d'une drôlerie extravagante tout en ayant la capacité de décrire le sentiment amoureux comme peu savent le faire ?
Est-ce que je vous ai raconté qu'un passage du chameau sauvage a manqué me faire passer l'arme à gauche, pour cause de fou rire inextinguible ?
A la réflexion, je ne crois pas avoir été si loin. Et pour cause, il est particulièrement difficile de parler d'un auteur qui excelle dans le sarcasme, l'autodérision (surtout l'autodérision), l'absurde et l'ironie. Tout ce que je peux moi écrire à son sujet me semble du coup d'une fadeur sans nom, d'une niaiserie confondante. Je dirais même plus, abuser de ses livres pourrait finir par me décourager totalement de pianoter sur mon clavier. Un peu comme les repas à mourir des belles-mères finissent par te conduire illico chez picard, histoire de ne pas ajouter aux kilos pris l'humiliation de n'être pas capable de réussir le dixième de ce que cette hyène semble accomplir sans même l'once d'une recette.
Bref, tout ça pour dire qu'actuellement je déguste le dernier opus de Philippe Jaenada, "Plage de Manacorra, 16h30" et que j'alterne entre les sanglots étouffés parce que l'histoire est atroce (en gros, alors qu'il est en vacances avec son fils de 7 ans et sa femme adorée dans le sud de l'italie, le héros se retrouve, avec des centaines de congénères coincé sur une plage par un énorme incendie qui vient des collines et qui menace de tuer tout le monde) et les éclats de rire, parce que cet événement tragique est l'occasion pour Voltaire (le héros donc) de passer en revue les moments clés de sa vie et de son histoire d'amour. Il faut lire ce passage où il se remémore la fois où il a été refusé à l'entrée de l'hyppopotamus de la place de Clichy pour comprendre la dimension comique de son existence.
Voilà, j'ajouterai que je m'étonne que cet écrivain soit finalement assez peu considéré dans le paysage littéraire français - ou en tous cas pas assez célébré -, il est dix mille fois plus incisif que sa pâle copie Beigbeider ou qu'un Bégaudeau certes pas mauvais mais qui ne tient pas vraiment sur la longueur. Il a pour moi les fulgurances d'un Philippe Roth dans Portnoy et son complexe ou d'un Jonathan Coe. Et tout ça en donnant une impression de facilité qui t'énerve grave. On en revient à belle maman la hyène avec sa blanquette incroyable faite en cinq minutes, quoi.
Allez, les chanceux qui n'ont pas encore goûté aux charmes de monsieur Jaenada, n'hésitez pas. Et commencez par le Chameau sauvage, qui je pense est son meilleur bouquin.
Même que je vous en livre un extrait succulent à mon goût, où l'auteur donne ses conseils pour être à l'aise dans un ascenseur...
"CONSEILS
POUR PARAÎTRE À L'AISE DANS UN ASCENSEUR
Passer un moment dans un placard avec un inconnu est embarrassant.
Face à notre prochain, nous sommes timide et confus,
nous ne savons pas où mettre les yeux, nous avons envie
de nous faire tout petit (et, chose curieuse, l'autre paraît
toujours serein et fort, comme s'il ne se rendait pas compte
de l'incongruité de la situation). Alors quelle attitude
adopter pendant le trajet pour surmonter notre malaise ?
Faire l'impatient et tapoter du pied donne l'air ridicule d'un
businessman surexcité. D'un autre côté,
regarder l'autre dans les yeux, face à face à
quelques centimètres, l'inquiète. Quant à
vouloir engager la conversation avec lui c'est une erreur :
même pour une discussion très banale, le temps
de voyage est trop court.
– Bonjour.
– Bonjour Monsieur. La politique politicienne, j'en ai
ras le bol.
– Oui, ils nous prennent pour des abrutis.
– Allez, bonsoir.
Enfin, rester comme pétrifié après avoir
appuyé sur le bouton, les yeux sur ses chaussures ou
sur une paroi lisse, laisse supposer que la présence
de l'autre nous effraie. Ce qu'il faut éviter absolument.
Car en ascenseur, tout est basé sur le rapport des forces.
Il est impératif, dès la mise en présence,
de prendre l'ascendant sur notre prochain. Plus qu'une simple
attitude à adopter, il s'agit donc d'effectuer un travail
progressif, dont le but est d'amener l'adversaire en position
d'infériorité. Car deux personnes ne peuvent se
sentir simultanément à l'aise dans un ascenseur.
On peut le regretter, mais c'est ainsi.
Tout d'abord, il faut s'empresser de demander "Quel étage ?" avec désinvolture, avant même d'être tout à fait à l'intérieur. Si nous traînons trop, il nous devancera sans scrupule – or cette question est primordiale, car elle nous place d'emblée comme le patron de l'endroit. "Un habitué", songera-t-il. Mais rien n'est encore gagné, bien sûr. Il est maintenant indispensable de se placer le premier près du panneau à boutons, et d'attendre qu'il quémande. "Quatrième, s'il vous plaît." Ensuite, un nouveau point sera marqué si nous appuyons précisément, d'un geste souple et sûr, sur le bouton qui correspond pile à son étage (ce n'est pas sorcier, comme manœuvre, mais cela impressionne toujours – "Il connaît l'emplacement exact des boutons, un habitué..."). Ensuite, tout est simple : il suffit de conserver l'avantage ainsi acquis, en profitant du léger éblouissement causé par notre "ouverture", pour entamer avant lui, avant qu'il ne se ressaisisse, notre "développé". Le développé est la matérialisation de l'attente placide, l'attitude que prend naturellement un homme sûr de lui entre le rez-de-chaussée et le quatrième, et peut revêtir plusieurs formes : un air que l'on chantonne à mi-voix, un doigt qui caresse avec nonchalance le panneau à boutons, un coup de peigne dans la glace. A nouveau pris de vitesse, il est coincé : on imagine mal deux étrangers chantonner ensemble dans un ascenseur (ou pire, se recoiffer côte à côte, ou caresser ensemble le panneau à boutons). Il ne peut pas non plus se mettre à chantonner pendant que nous nous donnons un coup de peigne : une personne décontractée dans un ascenseur, ça passe merveilleusement, mais deux, ça frise le burlesque. "Ils n'ont qu'à se mettre à danser, tant qu'ils y sont." Non, il ne pourra que rester figé et muet, dominé, embarrassé. C'est dur, mais l'heure n'est pas aux états d'âme. Il a perdu. Il voudra se cacher dans un trou de souris, tandis que nous serons parfaitement à l'aise. Il ne restera plus alors qu'à conclure (la "fermeture") : lorsqu'il sort, vaincu, et marmotte timidement "Au revoir", nous nous contenterons d'un léger signe de tête et d'un sourire distrait, qui achèveront de l'accabler. Ouverture, développé, fermeture, l'affaire est réglée. Resté seul pour un ou deux étages encore, nous nous sentons gai et léger : le trajet s'est parfaitement bien passé pour nous."