La naissance de mes jumeaux ne s'est pas passée comme dans un rêve. Ils sont arrivés trop tôt, en catastrophe, dans un hopital qui n'était pas conçu pour gérer deux prémas. A peine ont-ils été extirpés de mon ventre, que le Samu les a emmenés à l'autre bout de Paris. Je me suis réveillée de l'anesthésie générale, j'ai eu le temps de voir la double couveuse passer devant mon brancart et d'effleurer le poignet de mon fils. Ma fille était cachée par son frère, je ne l'ai découverte que trois jours plus tard, lorsqu'on a bien voulu me conduire à elle.
Au bout d'une petite semaine, ils sont revenus dans la maternité où je me remettais péniblement de ma césarienne (on va dire que les 32 kilos pris pendant les sept derniers mois dont seulement 5 s'étaient envolés pendant l'accouchement ne m'aidaient pas à retrouver une quelconque mobilité. Sans compter l'état de dépression avancé dans lequel je me trouvais, combiné à une montée de lait atomique qu'aucune machine d'avant-guerre ne pouvait soulager).
Je garderai toute ma vie en mémoire ce berceau en plexiglas dans lequel se blotissaient ces deux poupons minuscules et encore tuyautés. A ce moment là, nous avons vraiment cru, le churros et moi, qu'on en avait fini de pleurer. Je n'en pouvais plus de fierté, j'étais enfin une maman comme celle dont je partageais la chambre et non un ventre vide échoué sur un lit d'hopital, cherchant à comprendre ce qui avait bien pu se passer pour que rien ne se déroule comme prévu.
Le premier jour, ça n'a été que de la joie. Premier bain, première tentative compliquée de mise au sein (lequel était sans mentir deux à trois fois plus volumineux que leur tête), premiers calins sans les bruits insupportables des moniteurs de la néonat. Premières visites aussi des grands-parents tout esbaudis de découvrir ces deux cornichons fripés qui venaient d'un coup de créer une nouvelle génération.
Le lendemain, j'ai bien trouvé que mon machin respirait un peu vite, mais la puéricultrice m'a répondu que c'était pas bientôt fini de voir le mal partout. "Vos bébés sont là, vous les avez assez réclamés (sans blague), ils vont bien maintenant, cessez un peu de chercher les problèmes quand il n'y en a pas". Le bon sens près de chez vous et la gentillesse qui allait avec.
N'empêche que mon bouchon, il respirait vite.
Une nuit a passé, et non seulement il continuait à haleter comme un chiot essouflé, mais il ne faisait maintenant que dormir. Las, dans cette clinique adorée de toutes les parisiennes branchées, le personnel à l'époque était probablement plus occupé à louer les vertus du chant prénatal qu'à observer un bébé prématuré.
Il a fallu attendre la relève des puéricultrices et l'arrivée d'une jeunette moins sûre de son fait que son ainée pour qu'on finisse par m'écouter. Quand je lui ai tendu mon Marius à moitié groggy avec son ventre qui se soulevait à chaque inspiration, je n'ai pas eu besoin de mobiliser beaucoup de neurones pour comprendre que ça sentait le roussi.
Sauf que là encore, rien n'a fonctionné correctement. La pédiatre censée être de garde a mis six heures à pointer ses fesses. Pendant ce temps, avec les moyens du bord, le personnel soignant a tenté de soulager le machin, à grand renfort d'oxygène qui ne servait à rien et d'antibiotiques au cas où. Avec le churros et un couple d'amis arrivés en pleine crise (les pauvres), on s'est assis à l'entrée de la pouponnière où nos deux bébés avaient été consignés. Je m'en veux encore aujourd'hui de n'avoir pas été capable de rester auprès d'eux. Voir mon fils ainsi m'était si insupportable que j'étais paralysée, figée sur cette chaise, dans cette salle des pas perdus. Comme coincée dans un espace temps parrallèle.
La pédiatre s'est enfin ramenée, en pestant, en plus, d'avoir été dérangée en plein pont du 8 mai. Elle n'a pas râlé longtemps, remarquez, surtout quand elle a constaté que l'objet de son tourment était tout simplement en train de crever.
A partir de là, c'est le brouillard, le flou intégral. Les sirènes du Samu, des blouses blanches partout, des cris, "il s'enfonce, on intube, tout de suite". Et puis deux infirmiers qui se postent devant l'ascenseur pour retenir les portes, la couveuse qui passe devant moi, dans éclair. "On laisse passer, on laisse passer...". A nouveau les sirènes mais qui cette fois-ci s'éloignent. Nos enfants ne sont plus là. Le churros serre ma main et me fait cette promesse que j'entends encore: "je ne te laisserai jamais tomber".
De cet après-midi, je retiens tout ça, à savoir pas grand chose si ce n'est le vague souvenir de mes tripes en bouillie, comme si j'allais finir par me vomir moi même.
Je revois toutefois un visage. Celui de Cédric Klapisch, assis en face de moi, me regardant avec compassion et embarras. Sa femme avait accouché elle aussi quelques jours plus tôt dans cette clinique au doux nom de fleur et devant laquelle je ne pourrai plus jamais passer sans que mon coeur remonte dans ma gorge. A chaque fois que je vois un de ses films ou que je lis une interview de lui, il me vient à l'esprit que sans qu'il ne me connaisse, on est connectés.
Mes enfants sont restés hospitalisés un mois. Ils avaient attrapé un staphylocoque et mon fils faisait une septicémie. Le diagnostic a été réservé pendant trois jours. J'ai appris cet après-midi là que le monde pouvait disparaitre sous mes pieds. Comme ça, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Je crois que j'ai aussi perdu un peu de moi. Une minuscule part de mon être est restée sur cette chaise, dans cette salle des pas perdus d'une clinique parisienne qui depuis, d'ailleurs, a déménagé.
Edit: Je tiens à préciser que cette histoire remonte à 11 ans maintenant et que depuis, cette clinique s'est modernisée, qu'elle est accolée à un service de néonat et que les futures mamans qui vont y accoucher ne doivent pas s'inquiéter. La seule leçon à retenir c'est que lorsqu'on attend des jumeaux, on va dans un hopital de niveau 3.