En 81, j'avais 10 ans. J'avais un cartable Tann's bordeaux réclamé à corps et à cris à mes parents qui n'en avaient pourtant pas les moyens. Mon dernier petit frère venait de naitre, 20 mois après le cadet et 8 ans après ma soeur avec laquelle je passais l'essentiel de mes journées à m'engueuler.
Je vivais dans une grande maison un brin délabrée que nous partagions avec le frère de mon père, sa femme et ses enfants. J'ai déjà évoqué cela un jour, j'y reviendrai, il y aurait trop à en dire.
En 81, je me souviens que j'ai eu l'appendicite. Tout a commencé avec une histoire de Nutella. Si chez ma copine Béa, mince comme un fil et de celles qui se relevaient la nuit pour boulotter, il y avait toujours un pot familial de cette pâte à tartiner - et aussi de l'ovomaltine en poudre qu'on mangeait à la cuiller et qui collait aux dents, rahhh - chez nous c'était à peu près aussi exceptionnel que l'avènement de François Mitterrand. On n'était pas mormons, hein, mais mes parents faisaient attention.
Mais ce week-end là, il y avait donc du Nutella, pour une raison sûrement bien précise dont je ne me souviens pas. Nutella que je me suis appliquée à manger tout le dimanche en loucedé, jusqu'à ce que mon père me choppe dans le placard, le rouge aux joues et la bouche pleine de chocolat. "Tu vas être malade", m'a-t-il prévenue avec cette absence totale de sévérité qui l'a toujours caractérisé. Ce qui ne m'a pas empêchée d'y revenir une heure plus tard, avec à nouveau une prise sur le fait par le paternel cette fois-ci bien en colère.
Ce soir là, je me suis couchée avec le coeur un peu au bord des lèvres, en me disant que peut-être j'aurais du écouter mon papa. Pour me réveiller deux heures plus tard pliée en deux, ne trouvant la force de me lever que pour aller vomir tripes et boyaux et appeler à l'aide ma mère.
Laquelle était du genre à téléphoner à notre bon vieux généraliste (je vous parle d'un temps où les médecins se déplaçaient chez les gens) en pleine nuit pour une rhino.
Mais pas cette fois-ci.
Mon père avait en effet décidé qu'exceptionnellement, il ferait la loi. Et que non, personne ne se lèverait pour me porter secours, c'était bien fait pour moi, j'avais été prévenue et comme ça, on ne me reprendrait pas dans le pot de Nutella.
J'ai passé je crois la nuit la plus terrible de toute mon existence, gémissant et crevant de douleur (depuis j'ai accouché alors je sais qu'il peut y avoir un peu pire mais très honnêtement, pas beaucoup plus). Convaincue d'être punie par là où j'avais péché, j'ai néanmoins pris sur moi, m'empêchant de supplier mes parents de faire quelque chose et priant - oui vraiment - pour que ça s'arrête.
Au petit matin, ma mère m'a trouvée au plus mal et a réalisé - et mon père avec qui n'a depuis plus jamais essayé de faire preuve d'autorité, parce que quand ça veut pas, ça veut pas - que le Nutella ne pouvait pas coller 40 de fièvre ni causer des vomissements de bile pareils.
Bingo, le bon vieux docteur Contamin, sa gitane maïs au bec m'a auscultée et n'a pour une fois pas vraiment plaisanté. Il a appelé l'hôpital pour les prévenir d'une urgence et, portée par mon père en hurlant de douleur, je suis partie à fond de ballon, direction le bloc opératoire.
Il parait que c'était moins une, mon péritoine avait explosé et j'avais du pus plein le ventre. J'en garde aujourd'hui trois cicatrices, celle de l'incision et celles des drains que l'on m'a laissés durant les deux semaines d'hospitalisation. Deux semaines tristes comme des jours sans pain, rythmées par les heures des visites hyper strictes - à l'époque les parents n'avaient pas vraiment libre accès aux services pédiatriques.
Pourquoi ce souvenir remonte ainsi ? Parce que dans "du vent dans mes mollets", l'héroine, Rachel, a 10 ans en 81. Et elle adore le Nutella, que sa maman ne goûte pas autant que ses boulettes de viande qu'elle fabrique en quantité industrielle. Rachel a une amie, Valérie, qui aura elle aussi l'appendicite mais je ne vous en dis pas plus, et qui se nourrit essentiellement de Nutella. Bien sûr, ce film m'a plu pour ce qu'il m'a rappelé de ces années, mais finalement ce n'est pas l'essentiel. J'y ai surtout apprécié cette histoire d'amour entre une femme, Agnès Jaoui, qui se son propre aveu "n'est pas une héroine" et qui mange un peu trop de ses bonnes boulettes et son mari (Podalydès), installateur de cuisines Mobalpa, un de ces hommes qui, si on les regarde vraiment, révèlent un potentiel de séduction surprenant et bien au dessus de la moyenne. Une histoire d'amour un peu en veille, bousculée par l'arrivée dans le tableau d'une jeune femme divorcée (Isabelle Carré). Laquelle voit très vite que monsieur Mobalpa est bien plus intéressant qu'il n'y parait. Lequel n'est pas insensible à la nouveauté de cette mère célibataire - de la fameuse et délurée Valérie - un peu barrée.
Mais ce n'est pas non plus que cet aspect des choses qui m'a parlé, parce que ce film est à tiroirs et peut-être que ses détracteurs lui reprocheront justement d'avoir voulu en ouvrir trop, des tiroirs. Mais il y est question aussi de cet amour mère - fille qu'on ne sait pas toujours par quel bout attraper, de l'amitié qui fait rigoler à s'en faire pipi dessus, de la découverte de la sexualité et des "mites" qu'on suce, du passé et de la mémoire, qui se transmet de génération en génération et peut-être surtout, de la mort, de la peur qu'on en a, de la fascination qu'elle exerce, aussi, parfois.
Voilà, je ne suis pas sûre d'avoir vraiment écrit une critique de film et je peux comprendre qu'on n'ait pas aimé "Du vent dans mes mollets". Personnellement, je l'ai adoré, malgré la fin qui m'a laissée sur le carreau, pour des raisons qui dépassent largement la fiction. Si en 81 vous aviez dix ans, allez-y. Mais allez-y aussi si vous aussi vous avez rêvé un jour de surprendre votre instit détestée "se faire prendre dans les fesses par le prof de sport" ou si, enfant, vous mourriez d'envie d'avoir des patins à roulette roses...
Depuis ce printemps 81, je n'aime plus du tout le Nutella...