Après une césarienne, tu vas en salle de réveil, le temps que tes jambes retrouvent un semblant de mobilité et que les effets de la péridurale de cheval qu'on t'a faite disparaissent. Tu y restes environ trois heures. Une éternité quand on ne rêve que d'une chose, prendre dans ses bras ce bébé qu'on a eu tout juste le temps d'embrasser dans le bloc opératoire froid et hostile. Trois heures pendant lesquelles tu essaies de te rappeler le plus précisément possible ses trait, le son de ses pleurs ou l'odeur animale de ses cheveux.
Dans l'espoir qu'on me laisse sortir plus vite de ce sas de décompression, je tentais désespérément de faire bouger mes orteils et mentait effrontément à chaque fois que l'infirmière venait me demander si enfin, je sentais mes pieds. Oui oui, c'est bon, que je lui disais alors qu'on aurait pu je pense m'amputer sans que je m'en rende compte. Et toutes les cinq minutes, je répétais la même phrase: "c'est bientôt l'heure, là ?". Et toutes les cinq minutes la réponse était la même: "encore un peu de patience, madame, un peu de patience".
Et puis est arrivée dans la salle une femme, à qui on venait d'enlever un sein. Elle avait peut-être trois, quatre, cinq ans de plus que moi. Elle se réveillait difficilement, ouvrait un oeil, gémissait, puis se rendormait.
Elle n'avait aucune raison de se dépêcher, elle. Son sein avait été enlevé, elle ne le retrouverait pas en sortant de la pièce, aucun bébé ne l'attendait de l'autre côté de la porte. Forcément, la voir là, si près, dans la solitude de la maladie, je me suis fait l'effet d'une enfant gâtée. Qu'étaient ces trois heures dans une vie après tout, hein ?
J'aimerais vous dire que je me suis alors calmée et que j'ai fini par me raisonner en attendant gentiment que ce soit l'heure de la délivrance.
Mais ce serait faux. La vérité, c'est que côtoyer cette belle femme au visage si triste m'a rendue encore plus impatiente. Parce que trois heures, ce n'est peut-être pas grand chose. Sauf que la vie est une roulette russe. Qu'aujourd'hui tu donnes la vie et demain, on t'enlève un sein. Parce que ce jour là, j'étais du bon côté de la route mais que rien ne dit que dans un an je ne serai pas celle dont on n'envie pas le destin.
Alors j'ai continué de bouger mes doigts de pied, de soulever mes jambes de plomb. J'ai harcelé l'aide-soignante, l'ai suppliée d'appeler le médecin pour qu'il signe mon bon de sortie. Et quand pour la énième fois elle m'a demandé d'être patiente, je lui ai répondu que non. Non je ne pouvais tout simplement pas. Parce que ces minutes là, ces trois premières heures de la vie de ma fille, on ne me les redonnerait pas.
Aujourd'hui l'iroquoise a trois mois. Et hier, elle a eu un an. Une année s'est écoulée depuis cette étreinte alcoolisée à Trouville. Aujourd'hui, Rose sait rire quand on l'embrasse dans le cou, elle a peur dans l'eau et commence à attraper ce qu'on met devant elle. Elle a aussi appris à faire claquer sa langue et fait des bulles comme un escargot.
Son vocabulaire s'est enrichi de nouveaux mots, greuh, breuh et frout. Ses cheveux changent en fonction du climat. A Lyon par temps humide ils sont presque disciplinés bien qu'un peu bouclés. En revanche, dès qu'on passe le périph, la crête est de retour. C'est notre petite grenouille à nous, notre Joel Collado, notre baromètre un peu spécial.
Le soir elle aime s'endormir dans les bras et bien que ce soit le mal, ni son père ni moi ne trouvons à y redire. Même que les rares fois où elle trouve le sommeil toute seule on est à deux doigts d'être vexés.
Bref, la demoiselle grandit et je suis partagée entre le bonheur d'observer ses progrès jour après jour et la tristesse de la voir s'éloigner un peu plus chaque seconde de la minuscule petite boule de cheveux qu'elle était il y a trois mois.
Alors je savoure encore et toujours tous ces instants passés ensemble avant le retour au boulot