Il y a plein de façons d'être un héros. La plus évidente est d'enfiler une cape et un collant et de partir à l'attaque de tous les malfaisants. Pas facile facile tous les jours non plus, on est d'accord.
Et puis parfois l'héroïsme se cache dans des détails, au détour d'une phrase ou d'un sourire...
C'était il y a cinq ans, un peu plus, à la fin du mois de septembre. Six mois avant, N., une de nos plus chères amies, nous avait appelés pour nous annoncer qu'on venait de lui diagnostiquer une leucémie, mais que les médecins lui prédisaient 90% de chances de guérison.
Un pronostic un peu hâtif. Les semaines passant, N. allait de plus en plus mal, souffrant le martyre et enchainant les chimios sans que rien n'y fasse. Une saloperie rongeait sa moelle osseuse. Jusqu'à ce qu'un jour, on reçoive un coup de téléphone de sa mère, nous prévenant qu'on ne pouvait plus rien pour elle, N. allait partir, dans peu de temps.
Dès le lendemain, l'homme, D. un ami, et moi même avons pris le train pour Bordeaux, pour aller la voir. Durant les trois heures de voyage, je crois qu'on a rarement autant parlé, comme si chaque seconde de silence hurlait la mort prochaine de N.
D., déjà bavard au naturel, peu enclin à la chochoterie ou à l'apitoiement, redoublait de blagues à deux francs qui, sans qu'on comprenne comment ou pourquoi, nous faisaient pouffer comme des collégiens prépubères. Par instants, son regard s'assombrissait, mais ça ne durait jamais.
Une fois arrivés dans la chambre d'hôpital, nous avons compris qu'en effet, N. ne verrait pas grandir son bébé, âgé de 18 mois. Ce jour là, nous, en revanche, on a grandi d'un coup. Voilà, c'était officiel, la vie ça craignait et pas qu'un peu.
Mais malgré la douleur, malgré le corps qui ne répondait plus à rien, l'oxygène qui manquait à ses poumons à tel point qu'elle était obligée de porter à son visage un masque qu'elle n'ôtait que pour nous parler dans un souffle, N. était là, magnifiquement là. Hors de question de parler de la fin, elle fut de ceux qui refusent, jusqu'au dernier instant, combattant comme une lionne avant de rendre son ultime soupir.
Alors, puisqu'elle nous signifiait par quelques phrases anodines sur ce qu'elle ferait une fois sortie de là, sa volonté de ne pas évoquer la gravité de la situation, nous avons, D., l'homme, F. et L. deux amies qui nous avaient rejoints et moi-même, fait semblant, qui l'invitant à Paris pour le nouvel an, qui parlant de son retour prochain au Maroc où N. enseignait, qui des vacances prochaines.
Personne n'était dupe et petit à petit, toute l'énergie déployée par chacun d'entre nous s'est émoussée, les larmes s'invitant alors qu'il était hors de question de les laisser couler.
Seul encore en selle, D. badinait, les traits tirés mais sans renoncer. Tout en parlant, il tenait fermement un sac, dont nous connaissions tous le contenu mais que personne n'osait regarder.
Quelques jours plus tôt en effet, c'était l'anniversaire de N. et nous avions décidé de lui acheter un baladeur CD (à l'époque pas encore de MP3 ou autres I-Pod). On lui avait également gravé quelques disques, prenant soin de choisir SES morceaux, N. était une fan des Red Hot, Noir désir, la Mano et Rage against the machine. Autant l'idée nous avait paru bonne avant, autant maintenant que nous avions pris conscience de l'horrible réalité, cette idée de walkman nous apparaissait stupide et non avenue, comme une mauvaise blague. Profitant d'un léger assoupissement de N. on s'est concertés et la majorité d'entre nous était pour laisser tomber, N. allait mal le prendre, elle faisait la forte mais savait qu'il ne lui restait plus très longtemps à vivre, à quoi bon, l'idée même de poser ce casque sur ses oreilles allait la faire souffrir.
Mais D. n'était pas de cet avis. Il avait choisi lui même le baladeur et après tout, il était à elle, peu importe le temps qu'il lui servirait, on s'était toujours fait des cadeaux pour nos anniversaires, aucune raison de déroger à la tradition. Sourd à nos arguments, il est allé doucement tendre le paquet à N.
Quand elle en a découvert le contenu, ses yeux se sont assombris et pour la première fois, elle a tombé le masque.
On s'est tous figés, ayant la confirmation qu'on aurait dû suivre notre instinct et garder ce stupide baladeur pour nous. C'était comme si cet objet rutilant criait "tu vas mourir et nous, on est tellement cons que la seule façon de te dire qu'on t'aime, c'est de t'acheter un crétin de cadeau d'anniversaire".
Personne n'arrivait à parler, L. a fini par s'éclipser, éclatant en sanglots derrière la porte.
C'est à cet instant exactement que D. est devenu un héros pour moi. Se saisissant de la boite, il l'a ouverte, brandissant le lecteur CD, faisant l'article à N. comme s'il avait derrière lui vingt ans de vente à la Fnac. Petit à petit, un sourire s'est dessiné sur le visage de N. Pas un rictus, non, le premier vrai sourire depuis qu'on était arrivés.
Galvanisé, D. a conclu ainsi son argumentaire:
- Et attends, tu n'as rien vu. On a pris l'option antichoc. Pour que tu puisses courir tranquille dans les couloirs sans que les morceaux sautent. Tu pourras même pogoter sur Rage, ma grande.
On n'a même pas eu le temps de lui donner un coup de coude meurtrier pour lui faire comprendre l'aberration qu'il venait de proférer. On n'a pas eu le temps, parce qu'a résonné dans la chambre le rire de N. Peut-être le dernier de son existence, en tous cas le dernier qu'on ait entendu. "Mais que tu es con", elle a lancé, de cet accent chantant du sud-ouest que je ne peux plus entendre aujourd'hui sans que mon coeur se serre.
Ah ça oui, con, il l'était, D. Et dans la bouche de N. comme dans la mienne, c'est le plus beau compliment qu'on pouvait lui faire. Il en fallait de la finesse et du courage, pour comprendre à cet instant là que l'unique chose à faire était de dire un énorme fuck à tout ça, en rire avec la seule arme du désespoir en notre possession, l'humour, fut-il noir.
C'est la dernière fois que j'ai vu N. Trois jours après, elle s'en allait. Je n'ai jamais su si elle avait eu le temps d'écouter un de nos disques.
Edit: J'ai écrit ce billet parce que bientôt, le 6 juin très exactement, aura lieu la course des héros, organisé par l'association "Aiderdonner". Sophie, ma bonne fée typepadienne, va courir pour cette cause au nom de l'association Laurette Fugain , pour lutter contre la leucémie et si vous voulez, vous pouvez faire un don, la sponsoriser, en quelque sorte. Vous pouvez aussi aller courir, vous. Je reviens très vite avec plus d'explications sur le sujet et si j'étais un peu plus vaillante, je vous proposerais qu'on crée une team "Penseesderonde" pour aller les faire ces 6 km. L'année prochaine, peut-être ?